La Déliée

 
 

 

 

à André, l’homme de mes jours    

 à Lionel, l’homme de ma  nuit

 à Didier, l’homme-comète génie sans fin

à Bruno, mon mieux-aimé

 

à Tihi, my love brother

 

à ma mère, pays de Cocagne, pays de Crésus, pays de silence

à  Carole, ma sœur d’orage et d’accalmie

au roi Pierre, à la princesse Sarah, ces très chers enfants

 

à mes pères Maurice & Maurice, au frère mort & frère perdu Daniel, à mon autre frère Alain Lobet, à mon parrain Daniel et son frère René, à mes cousins Michel, Raymond, Marc, Gérard, François, et leurs fils David, Yannick, Loïc, Antony fils de David, à l’oncle Jules et Arsène, à l’aïeul Jean-Louis Duval enfermé à l’abbaye de Clairvaux avec Claude Gueux, Henri Delafaîte, Jean, Robert et Didier Hocquet, Laurent Maréchal, Fabrice Bonnenfant, Francis Raucourt, à la famille Goulet-Turpin, Totor, aux docteurs Seiffert, Cusimano & Lefort, à Jean-Louis Fieffé gynéco radieux, au Père Henri Trussardi mort si tôt, à messieurs Boussard & Vanseveren maîtres d’école, à mes professeurs Dominique Grenet, Jean-Louis Batteux, Philippe Poulon, Surateau, Claude Pape, à Robert Hossein Compagnie du Loup, Jean-Claude Drouot Kean, Cyrano, à Jean-Pierre Miquel, à mon premier petit amour Laurent Ortonovi poil roux lisse et parfumé patchoulithymromarin, au premier amant Claude Kagan, à la blondeur diablangélique de Fabien Esnard Lascombe, au bel allemand Ralph Könneman, à Tal rosée matinale, à Jacques Merzéréaud et son fils Didier, à Claude Delafaîte et son fils Laurent, mon cousin bien-aimé, au Capitaine Haddock Gaston Moine et son fils Richard, aux beaux yeux de Jean-François Sivadier, Nicolas, à Philippe Cousin, Jésus-Franck, José Luis Prado, Paul, Pieter et Luuk Daas, Gertjan, Hervé Paruit et son cousin Florian Derouet, Michel Toesca, Thierry Jousse, Aurélien et Eloi Recoing, Eddy Pallaro, Yves & Philippe Klein, à Arthur, Hugo et Jean-Yves, Leopoldo et Germain Aisemberg, Baudoin Lebon, Jean Aumont, Jean-Pierre Delisle et son fils, Bernard Sobel, Bruce Myers, Richard Fontana, Jean-Yves Dubois, André Marcon, Valère Novarina, Patrice Chéreau, Znorko, Arnaud Le Glanic, Vincent Dissez, Xavier Tavera, Denis Lebert, Denis Legouet, à Marcel et son frère André, fils de Marcel Hertault, Pascal Hertault, Marc Bourda, Georges Regouin, à Jacques Lassalle, Rudy Sabounghi, Gilda(s) Milin, Frédéric Fresson, Giuseppe, Fabrizzio Pazzaglia danseurs, Andrea d’Ibiza et Francesco, Denis Paviol, Remi Babinet et son fils Pablo, Jacques Séguéla, Maurice Béjart, Noureïev, Jorge Done, Barychnikov, Hubert Reeves, Albert Jacquard, Vincent Vidal-Naquet et son père, à Leonardo da Vinci, ce sont les hommes et leur génie solaire qui m’ont sauvé la vie

 

 

 

                                                                                                                                  

 

 

Première Partie

 

 

 

 

 

Quel est celui qu’on prend pour moi?

                              

 ARAGON

 


 

 

 

 

Une masse indistincte, la carcasse sombre d’un hangar - ceux servant d’abri aux avions - juste avant l’orage. Sur la même ligne en contrebas, une femme debout penchée, les mains dans les poches de son imperméable mauve passé, les cheveux retenus par trop peu d’épingles déjà défaits volent au vent. Comme un voyageur contemplant une mer de nuages. Au-dessus du hangar, le ciel tellement foncé prêt à tomber tire à l’horizon une ligne bleue très claire avant de finir. Sa main doucement caresse sa tempe, rassemble sa chevelure. Une fois seulement, elle a ouvert la bouche, levé les sourcils, cru que ça suffisait pour que les mots viennent, a soupiré, un peu, a eu un vague mouvement d’épaules, on aurait dit une sorte de frisson, avant de redevenir immobile et mouvante à prendre le vent.


 

 

 

Premier moment du jour.

 

  Dans la buanderie, ça sent le fuel et l’urine chaude, tiédeur moite, l’odeur laiteuse de son corps s’y mêle. Debout dans la bassine de zinc, Elma serre sur ses yeux un gant en éponge tandis qu’un homme qui n’est pas son père lui verse l’eau chaude sur la tête. Elle porte une culotte de coton blanc, son torse est nu jusqu’à ce qu’une chemise de corps à bretelles bordées de picots vienne le couvrir. Elma a trois ans, les cheveux presque blancs. Un ange. Elle fait encore pipi au lit, c’est doux et chaud. Elle a cinq ans, ne se sent pas coupable, merci maman. Elle tourne, tourne autour de la table de la cuisine, à en perdre le sens. Elma a sept ans.

  Là où elle est le mieux, c’est la tête à l’envers sur la banquette de cuir grené grenat, pieds par-dessus corps à envisager l’alentour, la porte s’ouvre, frôle le ciel. Le sang descend à la tête, elle a un léger vertige d’ange à l’envers.

   -“Souffle, souffle...” Le matin avant de partir à l’école, la mère vérifie l’haleine, veut sentir la bouche de l’enfant.

 

  Elma aime le bain du dimanche, la mousse odorante à l’odeur de pin, sa sœur cheveux relevés, tenus par une barrette d’écaille. Maman égalise sa frange. Son cousin sort de l’eau, petit homme brun à la peau dorée, la taille ceinte d’un long torchon à carreaux vert et rouge tenu d’une main anxieuse de faillir à la pudeur du guerrier, l’autre occupée à batailler, refermée sur un bouchon de liège planté d’une aiguille à tricoter.

  Elma aime les boules de coton blanc qu’on lance dans le sapin, la dernière touche.

  La grand-mère fredonne des romances,  le grand-père a revêtu un long tablier bleu à une seule bretelle et repasse les couteaux, le chuintement caressant et familier du fusil. Elle mange des pâtes crues tout en conduisant la diligence sous la lourde table en bois de la salle à manger, ses pommettes saillantes la font ressembler à une polonaise. Pleine de pensées, Elma passe de longs moments à mordiller la joue tiède du chien de la maison, allongée contre son flanc.

  Au petit matin de chaque dimanche, maman la reçoit dans son lit, Elma cherche l’odeur aigre-douce de son cou, on se berce doucement en se racontant des histoires.

  Dans la salle d’attente, maman effleure son bras suivant le tracé des veines du poignet au coude et retour, Elma voudrait que ça dure toujours.

  L’odeur chaude et familière du linoleum nourri à l’huile de lin, Elma est assise dans le hall de l’école maternelle, la poussière s’affole dans les rais de lumière du printemps. Une fois, restée seule dans la classe, elle ouvre les placards, regarde, des cahiers du jour, minces avec le dessin d’oiseaux qui s’envolent, des échassiers. Autre chose l’attire, qu’elle fourre dans son cartable tandis que ses jambes se dérobent, un papier tontisse rouge à motif floral, dix sur dix. Un vol?

  Elle promène le chien le long de l’avenue. Sous les haies de troènes devant la maison, le frappe avec la laisse, l’animal gémit, montre les dents. Des gens s’approchent et passent, elle feint, caresse le chien... puis recommence. Elle l’a puni une seule fois, il en a toujours gardé de la défiance pour elle.

  Elle apprend à faire du vélo sur l’avenue bordée de tilleuls, elle perd l’équilibre et s’égratigne la joue, une croûte la recouvre presque toute. On a remisé le vélo.

Chez le marchand de chaussures, elle choisit, une paire de bottes marron, c’est seulement une fois à la maison que les chaussures font mal. Il faut les rapporter.

Le présentateur du journal télévisé surveille tous ses gestes, elle change de pièce.

  Elle refuse de descendre au cellier humide et sombre. Elle a dix ans.

  Le soir, lorsqu’une envie lui prend, elle ne peut quitter son lit, descendre l’escalier, elle convoque alors toute matière sèche, la terre, le sable, un désert entier pour s’endormir enfin. La nuit se peuple d’esprits malins qu’elle chasse en récitant sans fin le Notre Père  nouvellement appris.

  Elle conduit un kart rouge à pédales en mangeant des gaufres, elle jubile.

  Elle écarte les pétales verts d’un bouton de coquelicot, et puis un autre, un autre,

un autre encore, elle a dans le creux de la main des poussins blancs, des coqs rouge foncé, des poulets rose pâle, des poules rouge clair.

  Elle a dans le creux de la main du sucre vanillé qu’elle happe de la pointe de la langue.

  Elle a dans le creux de la main des raisins blonds tirés de sa poche tout au long de la promenade.

  Il reste toujours un peu de pâte dans la jatte où l’on a confectionné le gâteau.

  Le grand-père lui tend à goûter un peu de chair à saucisses crue pour en rectifier l’assaisonnement. Elle ne mange ni foie, ni tripes, ni cervelle. Elle reste là à regarder sa mère éplucher la salade. Elma attend le cœur.


 

 

 

 

 

 

La fillasson

 

  Des photos étaient collées sur le miroir, toutes étaient floues (probabl. a.fr flo, floc “mince, faible” (V. Fluet), lat. flavus “jauni”d’où fané, flétri)

  1° Dont les contours sont adoucis, peu nets. La mise au point permet de passer du flou à la netteté, de l’aspect brouillé de l’objet à ses contours nets, identifiés. Le flou est l’inidentifié, ce qui ne se donne pas à voir entièrement. En été, la vapeur de chaleur qui fait danser les contours des choses, les fait vaciller.

  2° Diminution de la netteté des images obtenue par modification de la mise au point, par ext. qui n’a pas de forme nette, coiffure floue, robe floue, vague, non ajustée.

  3° Incertain, indécis. Pensée floue. (V.Vague) Que l’esprit a du mal à saisir à cause de son caractère mouvant ou de son sens mal défini, mal établi. “...D’un air vague et rêveur, elle essayait des poses.”Réalité sensible qui est perçue d’une manière imparfaite, qui est reconnue sans pouvoir être analysée. Qu’on ne peut localiser avec précision. Dont l’identité précise importe peu, quelconque, insignifiant. (V. Indéfinissable, obscur)

 

  Cliché 1. Ca aurait pu commencer par la pointe d’un sourire relevé vers l’œil clair très en amande, presqu’annamite, la lèvre supérieure découvre des dents saines et très blanches, le regard est foudroyant d’espoir, on sent toute une vie devant soi. Les cheveux blonds et souples sont abondants et soyeux, donnant envie d’y passer les doigts. Il porte un blouson de cuir épais au col fourré relevé sur une chemise blanche ouverte, un regard comme une proposition, le blouson semble neuf. Le visage invite  au défi, la peau est légèrement hâlée, le regard clair, il n’élude rien. On sent une ardeur, quelque chose d’une fureur ou bien d’une nervosité mal dissimulée, le visage est fin, les oreilles un peu grandes, le nez droit, il a vingt ans. (photo d’identité)

 

  Cliché 2. Avant il y avait eu un petit garçon de trois ans aux cheveux un peu longs, assis sur une plage du nord, à l’abri d’un rocher, une main sur le genou tandis que de l’autre il tient droite la voile d’un petit bateau posé près de lui. Dans son costume marin à col et poignets blancs, double rangées de boutons dorés, il ne sourit pas, absorbé dans son air de fille. Il porte des souliers montants lacés haut sur des chaussettes remontées jusqu’aux genoux. Il a l’air doux, rien d’anguleux, petite silhouette ramassée aux genoux pliés, ses talons reposent sur le sable, comme en équilibre, l’équilibre de cet enfant assis inconfortablement comme un écho au voilier qui tombe si l’enfant le lâche. J’effleure sa joue, ses cheveux clairs, le dos de ma main vient mourir sur sa tempe. (la photo format carte postale est datée du 13 octobre 1936, par une journée grise à claire, à Saint-Malo. L’image est tremblée, les contours des choses en sont adoucis.)

 

  Cliché 3. Après il y avait eu un garçonnet chaussé de gros souliers, jambes nues sous la blouse à carreaux, les bras pendants, l’une des mains cherche l’ouverture de la poche, il regarde droit devant lui, avec un visage à la mine tellement sérieuse qu’il en paraît presque hostile. Près de lui, le petit Daniel a trois ans, il est venu après un frère mort à sept ans d’une méningite, tel un petit fantôme ressuscité, la mère l’a baptisé du même prénom. Le fils vivant porte le prénom d’un mort avant même d’avoir été, on chérira en lui l’enfant perdu et l’enfant retrouvé. Blouse pour lui aussi, pendant un long temps remisée et sortie pour cette journée fraîche de fin d’hiver. Derrière se tient le grand-frère, regard aigu, sourire mince, il porte un chandail à col roulé sous sa blouse foncée, il aide les parents après sa journée de travail aux champs. La mère est en retrait, même visage que l’aîné, son regard semble craindre la lumière du jour, sa blouse à carreaux ouverte sur une robe foncée à petits motifs, autour du cou un collier de perles noires à plusieurs rangées rend le décolleté insolite. Un peu devant elle, le père coiffé d’une casquette, autour du cou est noué un morceau d’étoffe de laine bigarrée passé sous une longue  blouse, sa moustache est très brune. Un peu à l’écart, le facteur pose devant son vélo appuyé contre la vitrine, il regarde de biais en roulant sa cigarette, son coude repose sur la sacoche qu’il porte en bandoulière. (photo carte postale prise devant le commerce paternel, épicerie à l’enseigne en lettres dorées sur fond noir : COMPTOIRS FRANCAIS.)

 

  Cliché 4. Le bras ceint d’un gros nœud blanc de dentelles, un chapelet plusieurs fois passé autour du poignet, agenouillé sur un prie-Dieu à la tapisserie florale, clouté de cuivre, le livre saint ouvert en son centre, le jeune garçon porte une jolie veste croisée de drap de flanelle gris-beige, boutons et col contrastés de satin foncé, à la boutonnière une médaille ronde fixée à un triangle d’étoffe; de la chemise blanche on ne voit que le col et la cravate au nœud serré, blanche aussi, un cou mince sous un visage fin, aux oreilles un peu grandes, les cheveux blonds enduits de cire sont lissés au peigne. Le sourire est celui du jeune homme de vingt ans, le même regard franc, intelligent et doux, le teint est doré, un air d’ailleurs, d’indien d’Inde. Derrière lui, un décor peint de ciel nuageux. (jour de la première communion.)

 

  Cliché 5. Il s’est retourné, puis s’est accroupi devant la 404 gris métallisé, garée dans l’herbe haute, jour de soleil, sourire d’un homme de trente-cinq ans, les cheveux sont devenus plus foncés et plus rares. Le torse est brun, les bras finement musclés, il est vêtu seulement d’un short gris qu’il porte avec des chaussettes courtes marrons, des chaussures souples de cuir chamois, au dessus ajouré, le modèle semblable aux étés qui suivront, il est resté fidèle au même fournisseur à l’enseigne garante d’abondance et de qualité, A la Gerbe d’Or.

 

  J’ai dix ans, j’embrasse ton épaule lorsque tu fais ta toilette au lavabo le soir après ta journée de travail, odeur mêlée de sueur et de savon. Je garde le pied sur la pédale de frein lorsque tu fais la vidange le dimanche. Je m’assois sur tes genoux, on dit que je te ressemble, que je suis la fillasson, la fille-à-son-père. Masse mes genoux, papa, ils me font si mal, masse avec force, frotte jusqu’à la brûlure qui fait passer le mal, jusqu’à ce que la chaleur envahisse mon membre douloureux à pleurer.


 

Elma Tellier

 

  Mon nom n’est pas mon nom.

  ça a commencé le jour d’avant ma naissance, une coquille sur la déclaration d’état civil, et ce qui aurait dû être un redoublement de consonnes est devenu un saut sans filet au-dessus du vide, la langue s’en est mêlée, pointe au palais juste avant que les lèvres se touchent. La bouche bée attendant la suite. Une simple histoire de consonnes.

  Oui mais, Elma quoi?

  Du coup, à chaque fois qu’on me nommait je n’étais pas moi, mais déjà elle.         J’entendais toujours parler d’elle avant même de comprendre que c’était de moi qu’il s’agissait.

  Elle m’a telle... Elma t’es liée, liée pour la vie, folle à lier. Mais non.

  Ma langue n’est pas ma langue.

  L’aire du cerveau travaille différemment selon qu’on parle sa langue maternelle ou une langue étrangère. J’efface ma langue présente pour être plus près d’eux, parents, je laisse le temps passer comme si c’était le leur, je regarde ma vie comme celle d’une autre, j’ai peur.

  Chez moi, là, pas d’imprévu, je ne suis jamais prise au dépourvu, le téléphone sonne, laisse le couler.

  Il y a tant de choses à faire, déjà je ne peux pas acheter de chaussures, ni me faire couper les cheveux, je rougis de plus en plus pour rien, je ne reconnais pas ma voix.

  Je ne veux pas choisir.

  Maintenant - quelle main s’agit-il de tenir  d’ailleurs?- enfermée chez moi, stores baissés, je respire déjà mieux. L’éteignoir.

  J’aimerais être ce coq (larmes), ce si beau coq qui volait en silence.

  Rêve.

  A V., dans le salon, suis-je en visite? Mon père lit sur le canapé, ma mère à la cuisine, ma sœur quelque part par là, le chien allongé pas loin. La fenêtre est ouverte (on n’ouvre jamais cette fenêtre), un coq majestueux entre en volant dans la pièce, sans un bruit, il explore. Je le regarde, rien ne change, sa présence n’est remarquée de personne, je suis médusé qu’il ait osé venir là. Mon père va se lever, très bas, je lui dis de ne pas crier, de ne pas faire de bruit pour ne pas effrayer l’oiseau. Il allait parler, s’arrête aussitôt, stupéfait de cette présence. Le chien ne l’a même pas remarqué, il se lève sans un jappement et sort. L’oiseau est superbe, dans la lumière blanche de l’hiver ses plumes miroitent de reflets verts, rouges, bleus, il a une belle taille. Le coq ne peut pas se poser si mon père fait du bruit. L’orgueil de l’oiseau ne peut exister si mon père est là, il prend trop de place.

  J’aimerais être ce coq (larmes), ce si beau coq qui volait en silence.

 

  La clé dans la serrure, et la vie commençait, les petits pas pressés, un nouvel écho contre les murs, ce qui n’avait été qu’attente se transformait en joie de la présence tant aimée, elle là, on n’était plus seule. Les petits claquements de la langue au palais répondaient à l’agitation des chiens, le baiser doux, le sourire, jamais d’états d'âme, de mauvaise humeur, de jalousie, rien que l’amour et la joie de se retrouver. Maman ne met plus de talons. Un ongle de lune dans le ciel, deux oiseaux roux passent. Ce soir son odeur de vieille femme me manque.

  La grand-mère fredonne des romances de la guerre quatorze, le frère si jeune parti au front n’est jamais revenu, sa mère est morte de l’attendre. Les tartes aux mirabelles qu’il - le grand-père - faisait pour elle, quand elle est morte il n’en a plus fait, plus fait de gâteaux du tout d’ailleurs, plus de beignets aux pommes. Ces poires packham qu’il cueillait à peine mûres, leur parfum de roses anciennes. J’aime manger le yaourt sans laisser fondre la cassonade, ça croque sous ma dent et je sais que ça n’est pas du sable.


 

 

 

 

Lexique de la grand-mère et de la petite fille (extrait)

 

affligé : qui ne possède pas la libre disposition de ses membres. / après : sur, contre. La clef est après la porte. Le chien est venu après moi. / arquer : marcher. Il ne peut plus arquer. /  s’assire : s’asseoir. / badrée : platée de légumes. / balosses : prunes. / bargies : fém.plur. détritus laissés par une rivière après un débordement. / bellot : beau, mignon, en parlant d’un enfant. / béquiller : manger sans faim, du bout des dents. / berloquer : aller de travers, perdre l’équilibre. aller de berlic et de berloc. / bertelle : bretelle. / bésef : beaucoup, dans l’expression : il n’en a pas bésef. / bétin :animal, personne peu intelligente, ou fourbe. Quel bétin! / bilot: oie mâle. / bique et bouc : hermaphrodite. Se dit d’un animal. / boudine : ombilic, nombril. / en boule : en colère. Le père se met vite en boule. / broquilles : 1.dents 2.objet sans valeur. / cacasse à cul-nu : repas modeste, mélange de pommes de terre, de carottes et de saucisses lié à la farine. / cadet : petit mot d’amitié à un garçon. Mon cadet. La façon qu’a le père d’appeler la petite fille. / cageot : corbeille en osier ou en bois pour fruits et légumes. / caille : n. f. grosse bille. / carnabot : crâne. Il a rien dans le carnabot (dans la cervelle). / calebot : maison, foyer. Un jour y aura plus rien dans le calebot. Le père qui n’aime rien voir traîner. / clayette : claie en osier utilisée pour étendre les fruits et légumes après la cueillette. / clicher : ouvrir une porte en actionnant le cliché. / cliffer : éclabousser. / croc : outil de jardinage à deux dents. / cubersaut : pirouette qu’on exécute en faisant passer les jambes par-dessus la tête. syn. cumario. / dédrussir : desserrer. dédrussir les carottes. / dégouliner : couler. L’eau me dégouline dans le cou. / dépiauter : écorcher, dépiauter un lapin. / s’empierger : se prendre les pieds dans quelque chose, trébucher. / emberlificotage : embrouillage. / embistrouiller : ennuyer. / s’entrucher : avaler de travers. / fier : acide. Se dit du vin. / gauille : n. fém. torchon malpropre. J’ai les pattes en gauille . Etre mou comme une chiffe. / goule : gueule. Tu vas voir ta goule! / gouril : cobaye. Se dit d’un enfant. / gratouiller : chatouiller, avoir un chat dans la gorge. / harpette : n. m. personne maigre et frêle. / hosteau : hôpital. / maronner : ennuyer, grommeler. Ca m’a fait maronner. Arrête de la faire maronner. / mentieries : n. fém. mensonges. / mon mien : nom donné par les femmes en parlant de leur mari. Langage des enfants. C’est mon mien, ma mienne. / minous : poussières pelucheuses. / pagniau : pan d’une chemise. / papinette : cuiller en bois pour la cuisine. Quelle papinette! (adressé à une personne qui n’arrête pas de parler.) / passette : passoire. / patasser : piétiner dans l’eau, la boue. / piquette : onglée. / piquot : fiche de fer pointue munie d’un anneau ou d’une petite tête, et qui servait à fixer les bigoudis sur la tête de la grand-mère. / poison : enfant désagréable. / rabotte : pomme recouverte de pâte et passée au four. / ragrainer : ramasser, nettoyer. Ragrainer un plat. / ramoyer : ramasser, rassembler. Ramoyer ses outils. / réchoupiller : rendre de la vigueur. / relavette : chiffon employé à laver la vaisselle. La langue d’un enfant. / à la renverse : tomber sur le dos, en arrière. / se rétaler : tomber. / rêtu : adj. solide, trapu, d’une santé robuste. / sœur : la sœur, petit mot d’amitié à une jeune fille. / tignon : nœud dans les cheveux. / toquer : se cogner. / total : en résumé, en conclusion. / touiller : remuer, agiter. / toussotter : tousser fréquemment, petitement. / toutouille : volée de coups. / traimballer : errer sans but défini. / trempinette : pain ou biscuit trempé dans du vin. / trocher : croître en parlant des pousses issues d’une même racine. / tuter : sucer son pouce. Il tute bien (se dit d’un buveur) / vitres bleues : éclaircies au ciel à la suite d’un orage.


 

 

 

L’homme dont le cœur ne bat plus

 

  Pars rassuré, Saint-Christophe porte l’enfant. Etendu sur le drap blanc, il dormait.  Les yeux fermés je veillais presque nue, ma joue contre la plante de son pied.

La chaleur a quitté ses pieds, je l’ai cherchée contre ses jambes.

L’oreille contre son sexe, je me reposai.

Son sexe a perdu sa chaleur, je l’ai cherchée contre son ventre, son torse, ses joues. J’ai soufflé doucement sur ses yeux ouverts qui sont restés ouverts. Le froid gagnait.

Avec fébrilité, j’ai appliqué ma bouche ouverte sur sa peau pour que la chaleur ne le quitte pas tout à fait. Je me suis allongée sur le dos dans le prolongement de son corps, la plante de mes pieds contre la plante de ses pieds, le froid m’a gagné, j’ai claqué des dents, la corde touchait mon cou. Je commençais à sortir du ring.

Près de mon oreille droite j’ai senti la chaleur, le soleil s’était levé, j’ai tendu les bras pour retenir ce que je pouvais de sa lumière, pour que son rayonnement entre en moi, puis en lui jusqu’au cœur, pour qu’il se remette à battre. Laisse-moi voir derrière tes yeux, derrière les murs, le jour me cache ton front, je ne peux plus imaginer la sueur sur tes tempes, le sel qui suffirait à me faire vivre.

Revenue au chevet de mon aïeul endormi, j’ai repris l’histoire où je l’avais laissée. A chaque éveil, je lui donnais des nouvelles du marin Gilliatt. A chaque éveil, je lui tendais un mouchoir de papier pour ce qui venait de plus loin que sa gorge.

  Une semaine près de l’homme de ma vie - sans lui je ne serais pas là - J’ai massé ses pieds à pleine main, tenant fermement son talon, réchauffant, pour rendre la vie à ses membres. J’ai posé du baume sur ses lèvres pour qu’elles arrêtent de se fendre. J’ai caressé son crâne, reniflé sa tête, cherchant son odeur pour me rassurer.

  Près de lui j’ai composé un bouquet, de bleuets, de roses et de giroflées mêlées au premier muguet de mai. Les roses rouges, les deux premières encore en bouton du rosier qui grimpe sur le mur de la maison, aussitôt dans l’eau se sont ouvertes : pétales rouges au cœur jaune.

  J’ai sorti ses lunettes de leur étui pour qu’il lise les quelques mots que son arrière-petite-fille lui envoyait de Prague, j’ai regardé avec lui la photo au recto : deux tramways jaune et rouge allaient bientôt se croiser devant la bâtisse du théâtre de Prague.

  Il a demandé quand je mettais les bouts. Dimanche je reprends le train pour Paris.

  Il a tenu jusque là, je l’ai perdu lundi, en mai.

  Sa peau douce et blanche, ses mains encore chaudes, ses jambes qui n’ont jamais vu le soleil. Allongé là, j’ai vu sa poitrine se soulever dans l’illusion qui dure que la vie n’a pas tout à fait déserté son corps.

  Après c’est les armoires qu’on vide. Le parfum qu’on respire encore de lui dans toute la maison : parfums mêlés de naphtaline, de quatre épices et de la paille des chaises.

  A l’approche de la maison, la même joie de le voir demeure, illusoire, l’objet a disparu. Comme si mon espoir - la même joie ressentie - pouvait le faire revivre au coin de la rue. Je vais entrer, il sera là.

  Rêve. ça fait maintenant longtemps que ma grand-mère nous a quittés. Mon grand-père me donne une clef reliée à un porte-clefs bleu, comme un rectangle plat. Il m’explique que lorsqu’il y aura un doute, alors je viens, je mets la clef dans la serrure et j’attends, il se lève, et par le petit œil de la porte, je le vois, alors il est encore là. Je verrai aussi une petite ombre derrière lui, se presser contre lui, ce sera ma grand-mère. Je lui dis :”Tu sais, j’étais sûre qu’elle ne t’avait pas abandonné, qu’elle est toujours restée là malgré tout, malgré nous.”

  Les vieilles personnes mettent toujours un temps avant de répondre, peut-être pour que leurs doux fantômes s’évanouissent, en aient le temps.

 

  8h30, le matin au Palais-Royal, seul avec l’odeur des feuilles mortes en décomposition. Les clochards font leur toilette matinale à la fontaine d’eau potable. Les pigeons près du bassin font leur toilette au soleil, puis restent un moment endormis sur la grève.

  A l’angle de la rue Montorgueil et de la rue Tiquetonne, toutes deux piétonnes, un pigeon agonise, bat de l’aile, les entrailles découvertes, le flanc rougi de sang, le bruit de son aile qui bat le pavé de marbre, son œil vers le ciel si bleu. Insoutenable. Je cherche des yeux un homme qui pourrait l’achever, je cherche... lui écraser la tête avec le pied?

  Je passe, garde les yeux au sol, par endroits des taches de sang, de menus morceaux d’entrailles, le pigeon s’est traîné de la chaussée jusqu’à ce havre de paix de la rue sans voitures. Je peux suivre ses quelques dernières traces. Le soleil lourd d’août qui engourdit, les pigeons étourdis frappés par la gomme brûlante des pneus, par l’aile chaude d’une carlingue indifférente, et puis cette tentative dernière de survivre, de se mettre à l’abri du danger, de ce qui fait mal, mon grand-père sur son lit d’hôpital, les derniers mois, la tentative ultime d’en finir, le refus de nourriture, les sursauts de vie, le dernier pari, l’éclair ravivé dans les yeux qui laisse croire qu’on peut encore espérer.

  Il m’a enlevé en disparaissant le plaisir que j’avais de lui, pur, jamais contrarié. Au retour du Japon mon désir de le voir pour lui raconter mon voyage, mon désir fou de le voir, de lui parler, ma joie oublieuse de ce qu’il est mort. Comme dégagé de la réalité de sa mort, mon corps se prépare à la joie de le retrouver, il n’est plus là où je pouvais le trouver à chaque fois que je le voulais, il a changé d’endroit, quelques mètres sous terre, une terre qui n’a pas encore fini de se tasser sur lui. Ce temps sans sépulture me le laisse encore un peu proche, ensuite la barrière de marbre le coupera de moi. Rien encore de lui n’est venu remplacer le plaisir que j’avais de sa compagnie.

  Les enfants des rues de Calcutta, petites filles mendiantes, l’aile du pigeon battant le bitume dans un dernier impossible envol, ses viscères découvertes maculent le pavé, l’œil rond vers le ciel.

L’homme dont le cœur ne bat plus ( bis)

 

 

 

LE SECOND. - Nous parlions d’un orage de tôle. L’orage de tôle peut s’apparenter à n’importe quelle migraine ou à n’importe quel bombardement. Didier-Georges GABILY, Enfonçures.

                                                                          

  Une fille les bras chargés de fleurs - marguerites - comme si c’était son seul bonheur, son seul bien. Dans un souffle, description de ce bouquet en une sorte de haïku qui parle de la couleur des fleurs.

  Difficulté d’écrire la fiction sans ce parasitage incessant de la réalité inconsciente, consciente. Les réserves du langage deviennent les déviations de l’écrit. Difficulté à recentrer dans ce toujours va-et-vient entre dehors et dedans. Ecrire une chose et aussitôt après les considérations sur cette chose, sorte de perte de l’essentiel, l’écriture dispersée, dix fois percée du surgissement de l’inconscient, de la conscience aiguë qui écoute, regarde, l’oubli en moins. La densité en lambeaux, la densité rongée, grignotée par le vide au-dessus duquel je reste suspendu par un fil de salive. Le commentaire toujours bavard de l’énoncé. Le non-su d’avance fixé par l’encre dans le tracé de la plume hâtive, glissant toujours au bord de la gorge profonde, l’espace du précipice. La plume se précipite sans y penser, sans la pensée du vide qui toujours la surprend, la prend sur le fait, la suspend dans sa tâche, l’interrompt sans la rompre. Forcément... à force de mentir, elle rompt, plus bonne à rien qu’à commenter, à perdre son temps, à l’étirer jusqu’à la perte de ce sans quoi on ne survit pas - ou mal -  l’essentiel... la seule raison d’écrire, la seule quête, celle du sens retrouvé. J’écris comme je marche pour tromper l’immobilité du quotidien....”dans son monde, les interlocuteurs sont rares, trouver un interlocuteur. A qui parler de Jean Paulhan?”. Seule la littérature permet des hommes différents.

  Devant l’espace vide. Y mettre des corps, des voix, des corps en mouvement, des mots, de la parole lancée. Apporter le souffle à ces corps, à ces mots - mille fois ressassés, on s’en doute. Construire un monde, un monde où il reste de la place pour la faille, la brèche. Un cadre fixé pour que des corps vienne une infinité de possibles. Un metteur en scène muet regardant la scène vide. Il arrive que le metteur en scène soit l’auteur, les corps viennent prendre place pour une autre écriture dans un nouvel espace de son désir.

  Dans l’espace vide de la scène lorsque l’acteur paraît. Il est entré. Le spectateur en suspension, l’âme et le sentiment en lumière. Le souffle coupé. L’attente. Avant la parole originelle. Et puis après la première parole, qui a parlé? d’où naît cette parole? localiser l’acteur. Là, ça y est, on le tient. Que faut-il faire encore?... c’est peut-être déjà fini pour lui. La seule phrase à dire qu’on a à peine eu le temps d’entendre, une phrase sans corps, on a juste le temps de saisir le sens et c’est tout, déjà fini. Il a été là, il a existé là, n’y a déjà plus sa place.

  Quelque chose qui m’est cher, dont je ne peux me déprendre sans en laisser rien.     Un sillon tracé dans mon histoire.

  Désirant retourner dans ton sillon  / Infécondé

  Trois ans.

  Un bon délai pour une ultime mise à plat. Quelque chose comme un soupir en moi, un profond soupir; quelque chose qui n’a cessé d’affleurer, de lécher la berge comme une vague éternelle. Quelque chose comme un arbre taillé trop tôt, de plus en plus profondes, les racines s’approprient l’espace intérieur. Enfonçures s’enracine par sa consonance même. En-fon-çure, mettez-vous bien ça dans la tête, calé là une fois pour toutes,  l’enfoncer en soi, comme les mots fichés en terre, déposés, et attendre que l’humus les féconde. ORATORIO : j’entends des voix, on entend des voix, j’ai entendu des voix, elles ne m’ont plus quittée, elles ont couru  en moi, elles m’ont rattrapée.

  De quoi c’est parti. Un homme ne peut se résoudre à écrire une chose en se soustrayant du réel, un homme décide de ne pas se résoudre à s’abstraire du temps présent, du moment présent. Comment la prise en compte totale, prégnante du réel interfère sur le matériau Hölderlin.

  L’ascète est celui qui s’exerce en deçà du monde, ici le contraire d’une ascèse, il n’a pu mener à bien son exercice. Une chose étrange sur le plateau : un temps dans l’autre, le fantôme d’Hölderlin rencontre les déjà fantômes de la guerre du Golfe.

  Le premier rêve d’Enfonçures. Le texte ne donne aucune matière à jouer, il est la méditation - du non-ascète, la mise en place de trois ou quatre univers qui vont se confronter. Ce qu’en termes poétiques on appelle un énoncé : sur les jours suivant la mort d’Hölderlin, où il n’est plus présent physiquement, où Lotte tente de le ressusciter. 

  Un murmure qui s’élève, on ne sait d’où, mais qui parle d’absence(s). D’un partage fantôme. Le pain, le vin de soif attendent d’être partagés par ceux-là même qui manquent. D’une impossible naissance, celle de l’image qui ne vient pas, en attente des corps dont les contours la composeront.

  Pour l’instant : absence des corps.

  Devant nous des ombres, silencieuses, seul s’entend à chaque pas glissé le bruissement régulier de leur vêtement frôlant leurs membres improbables. Murmures lancinants, souffles désespérés, comme une invocation aux absents pour vérification. Afin que dans la représentation les corps assemblent les signes épars du déjà écrit. Dans ce temps de l’absence, la guerre éclate comme une réalité inattendue. Radio-télés hurlantes. Ce sont les dieux maintenant qu’on invoque pour que cesse le massacre.

  Le vin de soif - la représentation - attendra bien encore les gorges réunies dans le plaisir de boire - voir.

  En V.O. les voix nasillardes de CNN exultent, en son direct le sifflement aigu des bombes, le vol assourdissant des avions de combat.

  Les contours d’une présence féminine se précisent. Une fille les bras chargés... (avant CNN).

  Enfonçures, l’aventure inaboutie. Seul a demeuré l’écho de ses paroles, de ses images, une résonnance, comme quelque chose à finir, à mettre en ordre, à répertorier, à définir. Impossible de s’en déprendre avant d’en avoir fini avec ça, ce sera ma façon d’aller au bout, de faire cesser le suspens.

  Enfonçures  au-dessus de moi, qui va et vient avec lenteur, des échos, des chocs, des éclats de voix, qui murmurent, qui chantent. Un espace toujours présent où résonnent les pas. Des marguerites séchées, des blouses raccourcies, un pain rompu. Quelques pas derrière une porte entrouverte, dans ce besoin d’y retourner, d’aller  y voir plus clair. Le plus beau texte qui soit, la plus belle résonnance me laissant interdite au moment où elle se créait,  rebondit dans ma mémoire, martelé à petits coups, le heurtoir des souvenirs. Quelque chose qu’on ne peut s’empêcher de reprendre, de raviver, de rassembler. Quelque chose à redessiner pour que le présent prenne forme. Un pis-aller, un détour obligé, une station nécessaire. Un moment à épingler, ça volette encore autour de moi, dans mes pensées, dans mon corps qui ne pèse plus sans ça, comme un fil à plomb, le plomb de ma vie qui file. Quelque chose qui me remet d’aplomb, avec moi-même, avec le monde autour. Quelque chose qui me fait prendre part à l’expansion de l’univers, sans quoi je reste à l’arrêt, comme le lièvre dans le faisceau d’une lumière  vive. Trouver une fin, pour un nouveau début.

  Fin d’été. J’entre dans cette petite cour carrée, mi-ombrée, mi-ensoleillée, quatre bancs sur quatre côtés, on me désigne la porte où je pourrai entrer pour te voir, une porte blanche vitrée d’opaque. Je m’assois sur le banc en face de la porte. J’attends mon tour. Je me lève, je marche vers toi d’un pas égal. J’ouvre la porte, nous allons enfin nous revoir après tant de temps que j’ai laissé s’écouler entre nous, emplie de la crainte de te revoir, comme après une colère muette. Deux années à demander de tes nouvelles, entre les créations, les moments d’arrêt d’alcool, les reprises des deux.

  Le jour est venu, je vais enfin te retrouver. J’entre, je referme la porte sans te regarder, sans encore oser, avec application, doucement, puis je m’approche sans lever les yeux.

  Ce n’est plus toi, je ne t’ai jamais vu comme cela, étendu là. Seul. Une marguerite dans ta main refermée, lisse. Ta chemise grise, d’un autre anniversaire, celle au trèfle brodé. Boucles brunes écartées sur ton front, comme après une course, abandonné innocent. Petit homme des faubourgs en nage, la mère repousse les cheveux - mèches collées sur le front - flattant de l’autre main l’arrière des genoux. L’arrivée de la course, visage détendu, traits tirés, juste un peu. Oui c’est ça, cette fatigue-là, d’un enfant qui a trop couru.

  J’ai touché ta main, sursauté - ta main si froide - effleuré, fini mon geste sur ta manche. Plusieurs fois pour éprouver ta présence j’ai touché ma joue du revers de ma main restée froide. J’ai dû détacher mes yeux de ta poitrine puis revenir pour vérifier que tu respirais, je ne cherchais pas à m’assurer que tu ne respirais plus, mais bien que tu respirais.

  L’impression d’avoir cherché en tout sens, cherché avec fébrilité, maladresse, le plus loin possible - un sens - et qu’il est là. Maintenant je reviens dans la bergerie, mais le berger n’y est plus.

  L’espace de ton désir s’est fait désert.

  Et tu parlais d’Hölderlin, tu disais : comment je désamorce complètement le possible/ Hölderlin crée le vide autour de lui. Il a décidé de disparaître/ Ca parle autant de moi que de Hölderlin/ Hölderlin dit “quoi?”, moi je dis “avance, avance pour rien.”/

  Dans le premier instant après qu’on m’a dit ta mort, je me suis allongée à angle droit, dos contre sol, les pieds sur le rebord de la fenêtre. J’ai regardé si la porte s’ouvrait, je n’ai vu que le ciel blanc, celui d’avant l’orage. Puis j’ai lavé mes cheveux, je suis restée un long moment le buste penché pour sentir le poids de ma tête. ( je ne l’ai pas cru, entendu seulement. J’aurai pu dire je ne comprends pas, votre langue m’est étrangère. Je comprends tous les mots, mais le sens échappe, vraiment quelle réalité ont-ils?)

  Je caressais ta tête. Tes cheveux d’arabe d’Arabie. La chaleur de ton visage abandonné entre mes jambes closes. Murmurant des mots d’amour saoul.

Le 27 août 1996 à Villebernier, dernier village avant Saumur, une journée de nuages et d’éclaircies. Dans le petit cimetière, au fond à gauche, là où la terre est prête à accueillir, des voix unies, celles de Lotte sortie d’Enfonçures pour un dernier adieu.

  Effeuillé quelques pétales de marguerites sur le bois de ta dernière couche, ventre de la fin des jours, se ferme sur ton corps, ta chemise grise au trèfle brodé, tes boucles brunes relevées, en arrière sur ton front dégagé, apaisé comme après une course folle enfantine, tes yeux fermés, ta bouche soudée.

  Accompagné Eiddir à son port d’attache, solidement amarré. Nous serons ta voix, nos bouches, nos souffles te diront, un long écho

  Un jour où on entre en résonnance.

  Electr : phénomène tendant à produire des courants relativement importants dans des circuits qui réagissent mutuellement. Spectre de résonnance. ensemble de radiations émises par des atomes revenant à l’état fondamental, après avoir été portés à des états de plus grande énergie par un rayonnement composé d’une ou plusieurs fréquences. Phase de résonnance.

  J’ai vu le soleil se coucher sur le fleuve si large et sauvage noyé d’ambre. Et des larmes coulent dans le fleuve Turon.

  Tu disais ”mais on va tuer qui? quoi?”/ tu disais ”mais qu’est-ce que je suis en train d’écrire qui ne sera pas utilisable?”/ tu disais encore “je suis en train d’écrire, la lune brille quelque part, des gens attendent quelque chose de différent de moi qui attends l’inspiration. L’offensive terrestre se prépare, à ce moment je me raccroche au théâtre, ce ne sont plus des soldats dans le ventre du cheval, on ne voit rien, et à un moment, ça explose, on n’a plus besoin de cheval –“

  Du sable / de ton désert / dans mes oreilles pendant longtemps

 

 

 

 


 

 

 

 

 

 

 

 

1

 

 

Ils tournent tout autour de nous

comme des derviches mondains

avec leurs ventres et leurs idées

avec leurs âmes marchandeuses

 

Et que faire?

 

J’accueille, Lotte, j’accomplis

Est-ce bien cela qu’ils désirent

Faut-il donc toujours accueillir

Qu’as-tu cueilli

Toi

Qui ne délivre et qui ne dure

 

*

 

Un bouquet

Et voici qu’il s’épand

Regarde

O ombre de mon amour

O voix qui ne délivre et qui ne dure

 

Mon vieux petit

Mon inutile

Mon fol orage

Regarde

Au versant nu des montagnes sourdes

A l’homme

Je l'ai cueilli

Je l'ai cueilli

Gravissant sans plainte et sans joie

Et voici qu’il s’épand sur l’ombre de toi

A  jamais perdu

 

Didier-Georges Gabily, Enfonçures

 


 

 

 

Une fille penchée au-dessus d’un lavabo.

 

  Une main retenant ses cheveux, son autre main à plat sur le ventre. Penchée nue. Le sang coule de ses narines dans le blanc-faïence froid contre son pubis - elle est sans pensée toute penchée attendant la fin. Un léger désespoir, elle attend de pouvoir retourner dans le lit.

  Elle s’est levée dans un sursaut, elle a senti le sang venir, ça l’a tiré du sommeil.

  De la nuit est venu le rouge. Le flot dans la mer morte du sommeil. Le rouge de l’anémie. Le trop qui part d’elle.

  Après les caillots dans la gorge, lorsqu’enfin elle s’étend, le flot tari, la matière odorante dans la bouche, le fond de la bouche, du nez à la gorge. Le dégoût.

  Après plusieurs jours passés en vase clos, dans l’appartement à éviter l’ouverture des fenêtres, à frôler les murs, elle descend dans la rue et marche à grands pas. Une fille qui marche à grands pas, sans but. Elle glisse, vole, frôle les trottoirs, les chaussées. Elle parle peu. De moins en moins. Cherche. Passe les ponts, goûte le vent. Sous la pluie marche et le temps passe à marcher, marcher toujours. L’année de la plus longue marche. Comme si la solution se trouvait là. Chaque jour, regarde ses jambes dans la glace, aime la saillie des muscles. L’absence de but donne au regard un éclat singulier, le fait se prendre aux passants, c’est peut-être ça qui la fait marcher de plus en plus vite. Elle a réussi, tout à fait, elle ne s’accroche plus à rien. L’absence de but emplit la conscience d’une impression étrange, un état d’apesanteur, une perte d’existence, un manque à soi. Elle va de berlic et de berloc, devenue un fantôme décentré. La grand-mère déjà vacillante, disait “je berloque” à chaque fois qu’elle sentait ses jambes de moins en moins sûres, manquait de tomber. Elle rentre transie, exaltée par le ciel blanc d’hiver, près d’elle une infusion rouge à l’hibiscus, elle s’est mise à lire, elle lit, sans trêve...

  ”debout, dis-je, non pas comme une personne qui s’est dressée pour agir, ou pour tenir tête, mais comme un être qui ne peut plus avancer ni faire aucun mouvement et qui reste debout simplement parce que les forces qui le pressent le maintiennent vertical. Elle était immobile, mais en fuite; debout, mais écroulée.”

 

 


 

Visite à l’homme à la rose.

 

 On me fait entrer auprès de lui dans une petite pièce claire. Là, déjà très malade, il se tient assis dans un grand fauteuil, devant lui une petite table. Je prends place sur une chaise à son côté, il me regarde peu, se tait. J’attends ses mots qui guideront les miens, je reste sur mes gardes, mes pensées dans l’ombre des siennes, un écho incertain oscillant entre attachement profond et douce déférence. Enfin, nos mains se disent. Je caresse ces mains vides, qui il y a peu se refermaient encore sur tant de mains illustres. Ses vieilles mains douces et tièdes. Pour ce tout peu de temps à venir, je ne retiens pas tout ce bien que je lui veux, pour qu’en ce  moment cette sincérité soit sue, si près de la fin.

  Vers 11 heures je suis sortie de chez moi, ai traversé les Tuileries pour rejoindre le pont du Carrousel, longé le quai Voltaire, tourné à gauche, rue de Bellechasse. Arrivée au boulevard Saint-Germain, ai pris la rue Saint-Dominique, à grands pas sous la lune j’ai traversé la place des  Invalides, l’avenue Bosquet, ai tourné à gauche encore dans l’avenue de la Bourdonnais, à droite rue Savorgnan-de-Brazza. Tout au long des rues, emplie de sa pensée guidant mes pas enfin une dernière fois à gauche. Me suis arrêtée devant sa porte, un long moment en silence. Tantôt les yeux fixes sur le hall éclairé, qui s’éteint, se rallume; tantôt suivant la procession sans fin des pourvoyeurs d’épines.

  Et c’est seulement cette nuit-là, revenant par l’avenue Emile Deschanel, que je pris conscience de la dimension physique de l’expression “entrer par la grande porte”, émerveillée par l’ordonnancement architectural distribuant immanquablement une petite entrée pour le service, une grande pour le propriétaire. Mon regard allait et venait d’un trottoir à l’autre de l’avenue, comme on avance un pion, avec la même exaltation, ne pouvant m’empêcher de vérifier la construction à l’identique, à chaque grande porte sa petite porte. Efforcez-vous d’entrer par la porte étroite.


 

Elle dit : poussin.

 

  Elle dit : poussin. J’ouvre la main : non, c’est poulet. Un autre...

Elle dit encore : poule. Et c’est un coq au creux de ma main tachée.

- Et l’histoire de l’homme à la queue de velours, qui la dira? pense la petite fille.

Elle se tait, s’absorbe dans les volutes du papier peint.

Elle monte les marches un peu hautes, sa main tiède dans celle du petit garçon.

Lui, de l’autre main tient une feuille de papier journal froissée, grasse, fermée sur quelque chose, les restes d’un repas.

- Et l’histoire de l’homme à la queue de velours, qui la dira? pense la petite fille.

Elle se tait, s’absorbe dans les volutes du papier peint.

Elle monte les marches un peu hautes, sa main tiède dans celle du petit garçon.

Lui, de l’autre main tient une feuille de papier journal froissée, grasse, fermée sur quelque chose, les restes d’un repas.

- Et l’histoire de l’homme à la queue de velours, qui la dira? pense la petite fille.

Elle se tait, s’absorbe dans les volutes du papier peint.

Elle monte les marches un peu hautes, sa main tiède dans celle du petit garçon.

Lui, de l’autre main tient une feuille de papier journal froissée, grasse, fermée sur quelque chose, les restes d’un repas.

 

 

 Attendre. (atendre, fin XIe;  aussi “s’appliquer, aspirer à, s’occuper de”, en a. fr.; lat. attendere  “faire attention”, de tendere).

  Premièrement. Se tenir en un lieu où quelqu’un doit venir, une chose arriver ou se produire et y rester jusqu’à cet événement. Attendez-moi sous l’orme! Vous pouvez m’attendre, je ne viendrai pas.

  Deuxièmement. Rester dans la même attitude, ne rien faire avant que cette chose ne se produise, n’arrive. Attendre le moment, l’heure, l’époque.

  Troisièmement. Attendre absolument : rester dans un lieu pour attendre quelqu’un ou quelque chose, attendre longtemps, laisser passer du temps en restant dans la même attitude. Il vaut mieux attendre avant de vous décider, avant d’agir.

   Quatrièmement. Etre prêt pour quelqu’un. Le sort qui nous attend. V. Menacer.”Une chute de cheval m’attendait...”

  Cinquièmement. Compter sur quelqu’un ou quelque chose dont on souhaite ou redoute la venue; prévoir un événement. Le contraire de ce qu’on attendait. Le temps passe, les choses que l’on attendait vous arrivent un jour. V. Désirer. Attendre le Messie. Attendre quelque chose de quelqu’un. V. Espérer.

  Attente. Le fait d’attendre, temps pendant lequel on attend. V. Pause/ attentiste. (v 1918; de attente) Qui adopte une politique d’attente. V. Opportuniste/ attentif. 1. Qui écoute, regarde, agit avec attention. 2. Qui se préoccupe, qui veille à, respectueux de.

 


 

Bel amant juif-allemand.

 

  Je ne peux m’empêcher de sursauter quand il me touche, d’esquiver ces caresses qui n’en sont pas encore. Il vient de je ne sais où et ses lèvres frôlent déjà mon cou lorsqu’il me parle bas à l’oreille, et je ne sais pas ce que je vais faire de lui, et je ne sais pas ce que je vais faire de moi, et j’ai peur. Ses mains se promènent déjà sur mes mains, mes bras, mon genou, mon dos, je me cambre, et je ne sais pas si c’est de plaisir ou d’horreur. Quelque chose de très lent s’insinue, pas comme d’autres entrés d’un coup et aussitôt partis, mais lentement, sûrement, je l’attends déjà. Me fera-t-il sortir de ma réserve?

  Je désire sa voix sourde et ondulante, je le désire d’être allemand, je le désire d’être juif, je le désire d’être. Je ne l’aime pas. Cependant ce creux dans la cage de mon ventre ? Ce soir, je désirais son désir, je désirais son pas dans l’escalier, je désirais son poing dans la porte, je désirais son ombre dans la peinture crème du couloir froid.

  Je désire ses yeux sur ma bouche. Et pourtant la peur me fait le haïr. Je suis le génie dans sa bouteille qui d’avoir tant attendu, ne peut plus consentir à ce qu’on vienne le chercher et se décharge de toutes sortes de griefs sur son bienfaiteur, le marin libérateur.

  Après trois semaines de silence et d’esquive, réapparaît. Après trois semaines, revient silencieux même si sa salive a encore une fois coulé dans ma bouche, ça ne peut suffire à y lire. Ralph ne dit rien, ne me dit rien, se tait et je sais qu’il est sans lendemain, n’est-il pas même sans hier? Je suis happée de l’intérieur, son désir me sape, croit de pas en pas, de souffle en respiration. Son infaillibilité décuple le désir que j’ai de lui. Désir inassouvi, gorge vide, mains vides, cuisses vides. Il me fait faire de drôle de rêve : je suis un homme et je fais l’amour avec une femme brune à la peau très blanche, ses lèvres entrouvertes ne laissent voir aucune ombre de langue. Mon corps reste là, tendu comme un arc. Parle. Crache. Dis. Dis quelque chose. Deviens la flèche de mon arc détendu. Je ne sais ce que tu voulais mais tu as réussi, je te désire de tout mon corps, mais j’ai besoin de tes mots, de ta voix, de ton souffle, de te détruire aussi, tellement tu te dérobes. Dans la proximité, je ne tenterais rien, resterais désarmée. Ma troublante haine m’a ôté le goût de la peur, est désormais venu le temps de la conquête.

J’avais juré de ne plus remettre cette jupe trop étroite qui entravait ma marche à chacun de mes pas. Accueil froid à la conférence d’histoire romaine, et puis son ombre derrière moi, sa voix tout contre mon silence, son désir. N’y tenant plus, il me donne rendez-vous au Café des Beaux-Arts.

  ”Vous savez où il se trouve ?”

  “Oui, mais y serez-vous? que je ne vienne pas en vain.”

  Et puis je me suis demandé si j’irais à ce rendez-vous. J’ai poussé la porte de la brasserie, je l’ai vu assis seul devant sa tasse de café, plongé dans des petits livrets d’histoire de l’art. Il a levé la tête lorsque j’ai posé ma main sur ses cheveux. A dit:

   “Je n’y arrive plus.” A mis sa main sur mon genou, m’a pris le menton. Dehors, m’a embrassée furtivement, violemment, puis a pris ma main.  Il m’a emmenée devant ce tableau montrant une femme nue de dos, accroupie. Il m’a dit de laisser ma jupe libre, devant mes pas contraints  s’est arrêté, observant, puis il m’a pris aux épaules, m’a entraînée dans sa course.

 J’étais vêtue pour esquisser, lui m’a dit qu’il l’était pour vernir.

  Il a monté les marches derrière moi. Thé à la rose. Il a haï le téléphone. Il a ri avant de me laisser seule avec mon désir, seule avec mes gencives douloureuses.     La pointe de ses seins était devenue brune sans qu’elle s’en aperçoive.


 

 

Le miracle d’Amstelven.

 

  A quoi rime le glissement de ses lèvres le long de mon cou, à peine plus qu’un souffle. Ces sourires de connivence?... J’ai encore senti sur mon cou la chaleur de ses lèvres lorsqu’il me parlait bas à l’oreille...la chaleur de sa main sur mon bras.    Je l’attends déjà.

  Seule, je veux être seule, à part la pluie, je ne suis jamais seule.

  La paume ouverte, les doigts fourrés dans la mousse rousse de ton ventre, je m’endors. Effleurer de ma langue encore une fois le velours humide et tiède de l’intérieur de tes joues, faire le tour de ta bouche, ne pas cesser.

  Je suis restée à cette fête où je m’ennuyais, me tenant là, immobile, sage, à attendre la fin...sans comprendre, sans l’envie de traverser le parc en pleine nuit, sans l’envie de prendre un taxi sur le boulevard désert. Je suis restée là comme une bête craintive.

  J’ai menti souvent parce que c’était mieux comme ça, pour l’autre qui dort pendant qu’on passe la nuit dans d’autres jambes. Je t’ai perdu dans cette foutue proximité trop grande. Comment puis-je être aussi double, si trouble, troublée?

  Alors que nous voilà désunis, mon individu disloqué cherche à se remembrer.

  Longtemps nous sommes restés inséparés, je ne dis pas inséparables.

  L’ami qu’il m’eût peut-être fallu, c’est quelqu’un qui m’eût appris à m’intéresser à autrui  et qui m’eût sorti de moi-même...

  Dehors, la sècheresse tandis que le nombril se remplit d’eau, de sueur.

  Comme si déjà je lui étais devenue (trop) commune, quitter un homme pour cela.

  Sa bouche sentirait le rosier muscat (une femme). L’odeur aussi des troènes sauvages.

  Suspendre, ne pas se toucher comme une règle pour ne plus y tenir. La nuit, je reste éveillée à écouter son sommeil, le silence soudain de sa respiration retenue, puis son souffle revenu entre ses lèvres entrouvertes, ses paupières lisses, ses membres longs épars. Schubert m’a tuée. Je venais juste seulement te réveiller. Tes demandes d’explications après que j’ai passé la nuit avec T. Une nuit avec T. J’ai dormi avec T., on a partagé le même lit, rien d’étonnant à cela, il n’y a qu’un seul lit, on le partage.

Je ne comprends pas tes phrases en l’air, qui retombent sur moi. Je pousse les mots hors de moi qui vont buter sur ta chair. J’entends une respiration dans la pièce à côté, puis des petits reniflements répétés, caractéristiques. Lorsque je suis près de lui, je le frappe comme je peux avec les pieds, les mains, je le mords. Moins on a de choses, plus on les perd facilement, on est vite délesté de tout. Des couloirs petits, une exigüité commune à toutes les pièces. On n’y résiste pas.

 Je crois que je t’ai réveillé en douceur ce matin. Doux jaillissement. J’aimerais tellement être experte, ne plus me perdre, être éperdue.

  Un verre de bière au gingembre, les lèvres pleines de chaleur, l’élargissement , la détente du haut du cœur jusqu’en bas.

  Parler avec un homme qui regarde votre bouche, à quoi pense-t-il?

  Aurait-il su m’aimer, lui qui ne connait de moi que cette apparence, et heureusement, sinon il saurait qu’au moindre frôlement, au moindre tressaillement de prunelle, je ne peux me dérober, je cède, je glisse. Seule la mort est définitive, tout le reste est vivant, mouvant, mourant. Je donne l’élan pour sortir de l’ornière, un...deux...oh hisse, oh hisse, ça retombe, je n’ai pas poussé assez fort, il faudra un nouvel effort, et du souffle. Vivre pour ceux qui sont morts, afin qu’ils revivent en nous et soient nourris dans nos rêves. Gâcher, parce que ne pas gâcher, c’est vite être économe. Gâcher plutôt qu’être économe.


 

L’orage d’Elma

 

 

 

  C’est au matin blême, quand la forêt dégoutte la sueur de l’étreinte, quand les bateaux tracés sur les dos encore chauds rentrent à quai ou bien quand la salive coule de bouche en nombril à l’heure où l’on s’offre, face au jour, derrière les rideaux rouges d’une chambre au sixième lorsque les lèvres aspirent la peau qui s’est perlée d’attendre.

  Une sensation sans cesse avivée.

  J’ai revu tes jambes fines, tes mains blanches, tes joues plus creuses, tes traits plus marqués, ta voix plus grave et plus pleine. De qui l’as-tu remplie?

Ton rire a demeuré lui. Encore une fois je voudrais que ce rire résonne dans ma vie, transperce ma gorge de ses éclats, moites et clairs.

  L’image de toi que je caressais se laissait faire, s’attachait à mes contours, docile, offerte, j’aurais voulu la dépasser, m’en dessaisir, mais elle continuait sa course à l’intérieur de mes joues, de mes bras, de mon ventre, j’en devenais lourde et sans chaleur. Puis, simplement elle a perdu un peu d’épaisseur, son inconsistance chaque jour comblait davantage ma vie, elle entravait mon souffle, pesait sur ma gorge et finit par s’y nouer. Aujourd’hui, l’étau s’est desserré, quelque temps, ta voix, ton regard se sont substitués à l’image, l’ont écartée de ma gorge,  son inconsistance a dessaisi ma nuque, devenue l’espace d’un instant plus souple dans l’attente d’une réelle caresse, sans cesse différée.

  L’espace et le temps sont bien à l’intérieur de nous-mêmes.

  Ce qu’il est beau, j’en crève de ne plus avoir son rire dans les oreilles. Les mots ne répondent plus, ils restent tapis à l’intérieur de moi sans bouger, lorsque j’ai besoin d’eux. Je ne suis plus que regards et mutismes, pensées et silence.

  Il me reste à laisser sortir les mots, comme le germe sort du grain, à irriguer le sol sous mes pas pour laisser parler les mots, et non plus seulement relever leur ombre. J’aimais tant te parler de ses longues jambes...va-t-il falloir  recommencer à ressasser ses contours ? Plutôt que cela, je prendrai la tulipe dans ma main et je regarderai son cœur impudique, impunément, son pistil géant et ses pétales jaune-mûr. Et je crèverai le ventre du bocal de mes pupilles crues. Je cracherai ma peau à la porte de l’homme. Je suis trop peureuse pour partir dans la nuit, ma peur m’a retenue de fouiller, fouiller les poches et avouer, fouiller les souvenirs, dévaster, rapere, rapio, dérober. C’est quoi ce soliloque ?

 

  Tout ce que je pourrai dire et que je vais écrire là, déjà comme un plan de conduite, ne pas échouer malgré soi là où on ne veut pas être, aller là où on voudrait le plus être.

  Conduite véritablement quotidienne.

  Se faire soi la vie de quelqu’un en danger de mort. Je m’agenouillerais plus volontiers comme le taureau touché au flanc, mais passons...en le sachant, on va aller ailleurs, à l’inverse de ça. Un plan de santé. Sculpter l’intime. S’en donner les moyens. Se lever tôt comme aujourd’hui où j’ai repoussé la nuit au loin avec l’oubli. Le jour est là, avec la pensée claire des choses. Dresser son corps. Etre saine. Ne pas se perdre. Je le répéterai.

  Certainement ici un endroit de la répétition, comme lorsqu’on veut dire à un ami et que toujours différemment on redit les mêmes choses parce que comme un cycle on pense en rond toujours les mêmes choses et pareillement, mais on essaie de varier lorsqu’on énonce, on s’efforce. De l’air, mettre des bulles aux angles, pour ne pas sans cesse rouvrir les mêmes plaies, ne pas retomber douloureusement, comme une mauvaise chaussure inlassablement frotte. Affronter le dehors. Etre sûre, ma belle...Le téléphone vient de sonner, une erreur. Ma voix douce et tranquille. Je suis la douceur incarnée, tel un ongle, une douceur qui entre dans la chair. La tête se laisse tomber vers l’arrière, avant de revivre. Se reconstruire un terreau, noir et odorant, et vivifiant. Ecrire chaque matin, afin que le liquide âcre ne vienne pas gâter la terre du jour qui commence, ni les chairs de rencontre - les amis. Autre chose encore : ne plus faire de cadeau, brimer cette nature spontanée de l’offrande à tout va, devenir parcimonieuse, et tranquille.

  Le silence d’un samedi, avec au loin une sonnerie d’ambulance. Chasser cette douce mélancolie qui vient tellement bien vivre en moi. Se rêver, et s’entêter à devenir ce rêve de soi et des autres comme un souffle d’espérance inspirée, comme au bord d’une chose à dire la difficulté retient l’inspiration. Le temps des jours enfin comme un temps à œuvrer. Forcément, si on me tente, je chante et je roucoule, joli, gentil pigeon. Sûrement les pages d’un désespoir aimant, d’une défaite éplorée, alarmante. C’est vrai que je m’alarme, c’est vrai que je n’espère pas, c’est vrai que j’ai des larmes, âme armée – j’arme mon âme alarmée par tes larmes - au moins cette présence-là.

  Il pleut, des bourrasques de vent. Dans la maison, une odeur de vent froid, un hurlement mouillé qui me rappelle les petits matins d’ailleurs, avant. Un frisson de plaisir et d’effroi en sentant ce froid de vent d’avant. La solitude fait du bien, la parole est loin sans qu’on la force à disparaître au fond de la gorge. Depuis hier je me suis un peu tarie,  la pluie m’assèche, sans doute l’harmonie trop grande avec le temps de pluie. Ma réalité reflue, je la pousse de toutes mes forces à rester terrée, alors seulement j’oublie les mots de la rupture, leur réalité, le train s’ébranle, comme à chaque fois un sacré coup de bois séché sur la tête. Je n’entends que la déchirure, mes paupières y prennent quelques plis, ça repart. Le quart d’heure d’écriture. Presser de soi ce qui veut bien en sortir. Désenchantement discret d’un espoir timide. Désenchantée d’avoir échappé au sort. Ô amant, enchante-moi, afin que j’habite là-haut, réinvente-moi toujours, sinon je mourrai, étouffée par les jours. Ne te contente pas d’être le prestidigitateur, de me faire prestement apparaître et disparaître entre tes doigts, pense-moi.

  Je n’ai vu personne depuis l’autre jour,  aucune parole ne m’a échappé. Toujours demeurer le vigile de soi pour que rien ne se dissipe dans les mots, dans les visages de soi - ni le désenchantement, ni la perte. Quel silence. Garder le cap. Foncer vers les dunes et laisser l’empreinte profonde de ses pieds dans l’ocre du sable, autre façon de dire : tourner sept fois sa langue dans sa bouche.

  Je prends goût au dehors, presque un échec, moi qui ne cherchais qu’au-dedans.

  Comme si je devais forcer ma fidélité, la tordre, la distendre, élastique usé, voilà qu’elle pend le long d’un bas mal fixé, d’une jambe négligée. Ces jarretières-là seules me vont.

  Faut-il qu’il soit mon guide, l’acteur de mon quotidien ne peut-il encore me laisser errer un peu, à sa portée, pas loin. Que ne me porte-il, non plus figurément, mais là,  entre des bras-secours, par nécessité de l’eau qui monte, ou du sol devenu impraticable, jonché des débris de l’éboulis, qu’il me porte de joie, d’élan de folie contagieuse, d’AMOUR.

 

  Elle perd l’équilibre dans le vide de sa vie, les sanglots éclatent,  les oreilles font mal.

Elle se regarde pleurer dans le miroir. A force de se regarder, elle perd le sens d’elle-même, comme un mot indéfiniment répété de la même façon perd son sens. Toujours la même grimace, si familière maintenant, elle sourit au miroir, en passant.

Les saignements de nez automne-hiver, les caillots de sang dans la gorge dans cette chambre où l’on gèle, je me réveille, le sang coule encore, ma tête me fait mal. Iritis : inflammation de l’iris, une affection de héros de roman. J’entends mon cœur battre mon tympan, du sang coule de mon oreille. Seule, à part un corbeau empaillé.

Ces longs moments passés à se mordre les lèvres, à tirer du bout des dents les petites peaux sèches jusqu’à la douleur, jusqu’à faire venir le sang.

Berloquer = vaciller. Ânonner, de ânon, les hésitations en parlant, l’accent d’on ne sait où, pour emporter l’adhésion. Et puis, les ongles de sa main droite démesurément longs, parce que l’homme est parti qui les lui coupait.

 

  Après la longue marche d’hier dans Paris la nuit, déambulation lente et vide, une sorte de mutisme, sans pensée active, de grands élans de pensée dispersée, l’informulé. Six heures du matin, le chuintement de la rue la tient éveillée, grands coups de balai rythmés...le grand-père prend le fusil, aiguise le couteau, ch, ch, ch... je pourrais regarder les pigeons pendant des heures, je pourrais inventer des histoires à raconter à un enfant...ce matin ai vu un beau vautour glisser sur l’air bleu, plein soleil...les étourneaux pépient, piaillent perchés sur les antennes de l’immeuble d’en face, par-dessus tout j’aime ces fins d’octobre, où ils se préparent, passant, repassant dans l’agitation des grands départs, leur corps lancé dans l’air comme des flèches, la blancheur du ciel d’automne au travers de leurs ailes ouvertes. Quatre individus sur une cheminée de terre rouge, réunis comme pour un concile, semblent dire, s’interpelant l’un l’autre : es-tu prêt? et toi? tu es prêt? es-tu prêt?

  Les harengs suspendus au fil l’hiver emmaillotés dans leur feuille de papier journal attendent la première gelée.

  Noms de rue : rue du marais du souci/ rue de la fontaine après/ rue qui descend/ petite rue de la lune au coin

  N’approchez pas, n’approchez pas, vous apportez le froid de la rue, je ne vous donnerai pas la main.

  Ses lèvres tachées de mauve lorsqu’elle a trop bu, les soirs de grand vin – glissando.

  Elle a encore rendu. On lui a appris à être sage. En veux-tu? oui. Elle ne sait pas dire non. Tu n’en veux pas? tiens, prends, mange, c’est bon pour. Elle a encore rendu. Trop pris de tout pour faire plaisir. Ou bien connaissance. Elle a encore une fois perdu connaissance, perdue à soi-même comme aux autres. Les jambes se dérobent dans l’absence, courte, ça ne dure pas, seulement le signe de ça - avant de revenir au monde. Du néant elle rapporte avec elle la grande fatigue, celle de s’être perdue soi-même.

   Un sommeil d’œuf, cet après-midi j’ai dormi comme un œuf. Elle a les yeux bleu et jaune un peu chinois, le nez petit, les pommettes hautes,  saillantes, un peu polonaises, la bouche rose foncée pleine au repos fait la moue.

  Je pourrais chanter tous les grands airs d’une voix de fausset, je pourrais essayer une autre sorte de voix aussi. Je ne trouve pas le fil dans la pelote, bonne à brûler tellement ça ne sert à rien de savoir qu’on peut sans vouloir. Je ne m’y colle pas, colle à rien, n’attache à rien. C’est beau la pluie, ça coule tout seul, sans entraves, le long du toit, ça n’en finit pas, ça ne finit pas, ça s’apaise, ça disparaît. Sans pluie, comment lire les nuages, deviner une forme dans l’eau trouble d’une flaque, un visage de femme dans l’eau calme, un visage de femme dans l’eau troublée devient lion, ange. Sans pluie pas de gâteau de boue. L’odeur du blé fermenté dans les silos à grain certains soirs d’été,  ça dépend de quel côté souffle le vent.

  Cette impression d’avoir un secret, toute petite cette façon de parler aux autres au style direct muet. Je regarde l’instituteur, je lui dis: “Tu crois que je ne vois rien, mais je comprends tout, je sens tout du dedans.” Je reste interdite, je lui ai déjà tout dit du dedans. Pour les autres, il n’y a qu’à regarder leur visage pour y lire leurs réticences, leur crispation, leur émoi, j’y vois si clair que j’en suis troublée, ça me gêne, leurs gestes, leurs mimiques qui m’en disent plus que leur mots.

  Devant moi un paquet d’extra strong, je suis à ma table de travail. Comme une fureur, mâchoires serrées, yeux fixes d’avant la jouissance, la nuque raide, les sourcils tendus, le ventre en creux comme affamé, une extrême lucidité, un état de vigilance. Enfin. Un éveil. Un état de veille comme le contraire de la dispersion, déjà dans la conscience que le moment sera court. L’autre nuit, ma sœur me dit en rêve : à quoi ça sert de lécher les murs? Ce moment de l’enfance - avant de marcher, avant de parler - où l’on porte tout à sa bouche. Une autre voix répond : lèche, lèche  - avant de marcher, avant de parler –


 

 

 

 

Ma miraculée

 

  Hôpital Raymond Garcin, rue d’Alésia, bus 62, direction avenue René Coty. Soins intensifs, neurologie-neurochirurgie, fond  gauche, couloir, première porte face, 19 h. Elle a, posée au creux du coude, une pensée bleue sombre cœur jaune. Dans la nuit, elle a crié, puis l’immobilité est venue forcer son corps, une veine rompue là dans la nuque, s’écoule. L’hélico l’a déposée sur le carré bitumé rouge au cœur de la cité hospitalière,  lundi 12 juin 1995. Seule la tête bouge encore dans ce corps de pierre, elle reste prisonnière de ce corps désorganisé, l’esprit intouché, la parole est sauve.

  Raymond Garcin, bus 62, soins intensifs, fond gauche, couloir, première porte face, 12h30. Derrière les lunettes rouges de toujours, elle sourit, le visage un peu enflé sous l’effet de la cortisone. Du bras droit échappé de ce corps statufié, elle écarte le drap qui couvrait ses jambes, elle porte d’épais collants couleur chair. Je replace le coussin d’eau sous son pied tordu par la raideur, je masse ses bras - tes mains, tes doigts -  pour que la vie de mon corps contamine le sien.

  Raymond Garcin, soins intensifs, première porte face, 12h. Cette nuit tu m’as accueillie bras ouverts, debout, puis nous avons marché longuement dans Paris. Après que j’ai mis la large blouse bleue, j’ai coupé la viande. Sa main droite porte la petite cuillère à la bouche, le visage est plus enflé, une des paupières est presque close, dehors les contours de la ville se brouillent sous la canicule de juillet.

  Garches, un jeudi du mois d’août, 16h. Elle est assise immobile sur son fauteuil de paralytique. L’enfant ne marche pas encore, on le pose sur ses genoux, elle l’enserre maladroitement, le couvre de baisers, affolé, il crie, pleure, se débat, elle le supporte mal. Toujours encore immobile, elle le regardera faire ses premiers pas.

  Paris, rue d’Alésia. L’appartement est exigu, elle y circule difficilement, le fauteuil raye les plinthes, les portes.

  Paris, 14è, nouvel appartement. Un espace qui rend les déplacements en fauteuil “naturels”. Insensibilité profonde. Sur ses mains les marques de brûlures et blessures répétées, les callosités dues à la manœuvre du fauteuil,   elle n’est à l’abri de rien, puisqu’elle ne sent rien : l’eau trop chaude, le tranchant des couteaux.

  Ses cheveux tombent, son orteil se casse, tarde à se ressouder. Les cheveux repoussent, l’orteil finit par se réparer. Elle rend le fauteuil. Elle garde les deux cannes. Elle pose une canne.

  Plus d’un an a passé. Je la retrouve après de longues vacances au bord de la mer, peau couleur pain d’épices, cheveux brillants, jupe courte vert amande, tee-shirt blanc. Elle marche sans canne d’une drôle de démarche oscillante, redevenue désirable, séduisante.

  L’animal a repris vie dans ma miraculée.


 

 

 

 

Fin d’après-midi de chaleur lourde.

 

  Dans l’agitation de la rue, les passants pressés d’en finir. Dans ce moment du jour où l’on commence à relâcher les corps. Une lascivité tacite après la journée de travail. Alors on parle plus fort, on s’attarde à la terrasse d’un café pour prolonger ce moment. Les odeurs de la rue passante. Deux melons douze francs. Les étals de fruits, les cris lancés des marchands de primeurs...deux pour douze... dans la bouche du vendeur turc “doux pour douce”. Odeur dense de poussière et de fruits mêlés, l’étal de poissons morts au soleil du soir, le fleuriste ambulant. Les vélos sifflent dans l’air du soir. Les jambes se montrent sous les robes-combines qui volent, les lunettes de soleil, la frime des beaux jours, la marche sinueuse entre les passants. On respire difficilement,  le regard en dedans. Du ciel est venu un cri de femme, puis une succession de petits cris, sans ostentation, une vraie jouissance de fin d’été. Comme un coup de bottes dans le sable du fond de l’eau, les têtes une à une levées, sans partage, chacun à sa pensée, la même, on arrête de parler. Des cris purs dans cette agitation incessante, puis plus rien, taedium vitae.

  Un temps.

  Les vélos filent... “doux pour douce”...

  Minuit. Dans le métro. Sur le quai d’en face une femme noire, assise, dodeline de la tête en chantant doucement, ses yeux glissent dans ses orbites, s’y évanouissent, réapparaissent. Elle ôte ses chaussures, les fait glisser de ses pieds, et dans une infinie lenteur les frotte l’un sur l’autre. Elle balance doucement ses chevilles croisées au rythme de son chant. Un homme essaie de faire descendre le curseur le long des rails de sa fermeture à glissière, de faire monter ce curseur coincé entre les deux côtés du devant de son gilet. Les bords ne se rejoignent plus qu’à l’endroit de ce curseur. Une résistance.

  Un homme, vieux, avec un imperméable beige, de dos, les cheveux longs, blancs, épars sur ses épaules, lisses et fins surtout aux pointes.

  Face au soleil d’hiver, assise en tailleur sur un banc du jardin du Palais-Royal. Un jeune homme blond portant un sac à dos vient s’asseoir sur le banc, mange des chips, ouvre une boîte de sardines. Un autre homme, cheveux blancs, chemise blanche, vient s’asseoir entre le jeune homme et moi, il tape sa cigarette sur son briquet, l’allume, regarde ce que je lis, des poèmes de Brautigan. L’odeur suave du tabac se mêle à l’odeur de résine de ses vêtements, le seul échange entre nous. Je me lève pour partir. Après quelques pas... mademoiselle, mademoiselle... l’homme à l’odeur de térébenthine. Un de mes gants était resté sur le banc.

  Rue des Petits-Champs, un petit enfant noir enlève sa chaussure, la retourne, du sable en tombe.

  Le voisin d’en face allongé sur le faîte du toit, son ombre dans la nuit claire.

  Le petit garçon joue seul dehors sur le trottoir, il fait rebondir son ballon, à chaque fois qu’il touche le sol, il répète le nom de son ami absent : Moham...  Moham... Mohamed.

  Tout au long de la promenade le petit garçon plonge la main dans la poche de sa veste remplie de raisins.  Une fille passe dans la rue une caisse à outils à la main. Une autre fille passe une caisse à outils à la main, puis une troisième. Variation : remplacer fille par folle.

  Rue du Bac, 20 heures, soir d’azur et de tiédeur, un homme tenant en laisse deux chiens blancs au poil fou, a sur l’épaule un perroquet blanc, statique. Il marche lentement, assuré, chemisette blanche, légère. On imagine en le voyant une autre vie, lointaine,  un autre temps, une autre durée, des femmes aux hanches dansantes, au port altier. Des vies se croisent. L’entomologiste observe, épingle des types. On n’approche pas plus d’une seconde juste le temps de fixer l’image. L’impression - révélateur, fixateur - dépend du degré de sensibilité du support. Un visage, une naissance, une silhouette, chacun laisse un sillage clair, une trajectoire blanche dans le bleu, nette avant de s’épandre en fumée.

  Une japonaise pressée en trench rose clair descend la rue des Saints-Pères. A son poignet un grand parapluie rouge vif à volants noirs se balance, tout en marchant elle lit un livre de petit format à couverture jaune de la collection du Masque.

  De l’autre côté de la rue, un peintre en bâtiment, le blanc du pantalon, le blanc du couvre-chef. L’homme indique son chemin à une jeune japonaise, à grand renfort de gestes de sourd-muet, il se courbe d’abord, se plie tout à fait, lance le bras par-dessus sa tête, doigt pointé, pour dire que ça n’est pas la rue qui vient, mais celle d’après. Une gesticulation éhontée.

  Rue de Seine, j’ai eu envie de ces bleuets vus à l’aller, j’ai été attirée chez les fleurs aussi par une silhouette familière, le dos un peu voûté, une veste légère et bleue sombre, un pantalon crème, la chevelure grise et flottante, le profil osseux. L’homme demandait qu’on livre des fleurs chez une femme qui habitait tout près, j’entendais le doux accent de sa voix porté par le vent de la rue, c’était Marcello, si vieux tout à coup. Ces fleurs bleues je les ai tenues d’un poignet souple, sans poids elles aussi, déjà presque mortes. Le voyage est sous tes pas. Ecouter le Prélude à l’après-midi d’un faune  de Debussy.
 

 

La nouvelle voisine.

 

  Premier jour. Quels drôles de rideaux fleuris aux fenêtres d’en face, cherchez la femme. Elle se montre, furtive, tire le rideau, ouvre la fenêtre. Un couple? d’ailleurs était-ce une femme ou un homme, jeune, chemise à carreaux, cheveux courts. Plutôt deux femmes. Ou une.

La nuit passe, le rideau reste ouvert sur un côté de la fenêtre.

  Deuxième jour. Il est tard lorsque la fenêtre s’ouvre, de la vapeur s’en échappe. Une cocotte-minute est posée peu après sur le rebord de la fenêtre. Lorsque je lève la tête une autre fois, une poêle la remplace. Un fracas, une femme au torse nu apparaît, la poêle a glissé dans la gouttière, elle a vu et s’en désintéresse pour le moment.

  Troisième jour. Hier, la lumière jusque tard dans la nuit. Vers midi, le réveil. Vers treize heures, nos regards se croisent, sourire. A quatorze heures, la jeune femme au chandail gris ferme la fenêtre, sort... A quinze heures, le même visage doux de garçonnet ouvre la fenêtre, reste un instant, libre dans sa nudité, puis se détourne.


 

 

 

 

Chaleur, ça y est.

 

  Chaleur, ça y est. Les mots se suivent, mais le premier n’en suit pas d’autres. Oublier le biais d’une écriture abstraite, celle des journaux intimes qui naguère égrenaient leurs maux étonnamment sourds au partage. Une fois l’émotion dite, restent des mots inanimés,  vides de sens, une langue devenue impraticable, une langue comme le reflet brouillé d’une émotion. Une fois l’émotion passée, il n’y a plus rien à lire qu’une suite de mots muets, inutilisables. Déjà une année que je n’ai pas écrit, ligature des cordes vocales, un long blanc, fracture du poignet, plus un mot. Le flot s’est  tari dans ma gorge, plus un son, une pensée au ralenti, une lourdeur muette. Dieu, donne-moi le courage ou l’illumination, redonne-moi la pensée. Comme une éclaircie.

  J’ai comme perdu l’éclat, du faux nacre qui s’écaille. Quelque chose qui ressemblerait à de la vie en moins, un petit peu de rien. Je me dessaisis de mon enveloppe passée pour aussitôt courir vers une, future, comme dans une course de relais. Le présent comme défi, je ne le relève pas. Il arrive parfois qu’on ait le sens, mais pas encore les phrases pour le porter. Le sens est là, entre mes dents, entre mes bras, entre mes jambes, mais mon corps n’y est pas. Ce n’est pas une ligne devant moi, c’est un trou d’horizon, toujours l’impression d’aller à reculons, de courir yeux clos,  paumes vides. Quatre jours de fin juin ont suffi. Quatre jours, un numéro de téléphone composé sur un cadran, un opéra mis un peu fort, un pont sur la Seine, et puis trop de pas dans la nuit où les choses ont peu à peu perdu leur contour, un petit matin brumeux de soleil et de fatigue, un nouveau souffle au téléphone. Energie effervescente, bouillonnante qui prend au ventre et ne demande qu’à être expulsée, la canaliser seulement pour ne pas la laisser s’user comme un feu de joie. Une poussière allumée de soufre sort par mes doigts, ma langue, du creux des côtes jusqu’aux lèvres. Lubricité : penchant effréné ou irrésistible pour la luxure, la sensualité brutale/ lubrique : lat. lubricus “glissant”. bestial, charnel/ luxure : péché de la chair, recherche, pratique des plaisirs sexuels. Je n’attends que ça. Sans aimer mon regard dans le miroir. Depuis combien de temps suis-je ici? Depuis combien de temps suis-je ici, seule? Mon image faussée se déforme, horlà, qui va là? Je deviens fou d’un désir effréné. Défaussée de tout. Sur le tapis, ça continue à jouer. Carreau.


 

 

 

Vous raconterai-je l’histoire de l’homme à la queue de velours?

 

  Longtemps j’ai tu en moi cette histoire. Le moment est-il venu d’en parler?

Pour que tu te taises sur ce que je te fais, je te fais don de stylos. Des stylos pour ne rien dire. Lorsque j’écris toujours l’impression de transgresser l’accord, j’ai accepté ces crayons pour me taire. Comment après cela me serait-il possible de tracer les mots pour le dire? Les stylos me faisaient plaisir, pour ton plaisir tu me les donnais. Pour que ton plaisir soit tu. Je ne savais pas que je te faisais plaisir. Etait-il seulement question de cela? J’ai gardé les stylos, sans oser m’en servir.

J’ai pris un crayon, ai dessiné jusqu’à couvrir la feuille, recouvrant chaque trait que je traçais, j’ai trop écrit jusqu’à ce qu’on ne voit plus rien. Ce que je produisais, il fallait aussitôt le taire selon la promesse que je t’avais faite. Je l’ai tenue. Les dessins qui montaient, il fallait qu’en même temps je les cache, ces choses dites. Rien à dire. Et puis il a suffi d’une phrase... celui-là seul est libre qui consent à la force l’animant. Stylo orange en main, près de moi, un autre vert et un plume. Pourquoi n’étais-je pas libre? De quoi n’étais-je pas libre? Pourquoi repoussai-je cette force en moi? Un jaillissement de larmes, trois stylos dans ma main d’enfant en échange du silence, il me donnait des stylos pour que je ne dise rien. Toujours la même souffrance à chaque fois que je prenais le stylo pour écrire, dire des choses, transgresser la promesse. Une lutte en moi, cette force qui me poussait à écrire, cette promesse de ne pas dire. Les vannes se sont ouvertes, les mots sont là, même en différé avec mal de gorge qui ne me lâche pas depuis une semaine.

  - Maman, frotte de ton doigt imbibé d’essence de teinture mère d’arnica,  mes gencives me font si mal.

   - Grand-père, masse mon front de tes mains larges et sèches, apaise cette tête douloureuse qui rend ma vision floue, ce mal qui me rend impuissante.

  Voulez-vous que je vous raconte L’histoire de l’homme à la queue de velours , ou bien celle de L’homme aux trois stylos ? Quelque soit l’histoire que vous choisirez, elles se ressemblent tant qu’à la fin elles n’en font qu’une. Il était une fois un chien qui aimait les os à ronger, en quoi c’était un vrai chien. Ma nourrice l’ayant su et n’y voyant pas malice, nous envoyait chaque après-midi après le déjeuner et avant la sieste, porter les déchets du repas au couple voisin qui vivait là juste au-dessus avec son chien. Le bon maître, le vieux bonhomme, l’homme au maillot de corps-bretelles caressait les enfants de passage de sa queue de velours sur leurs petits sexes encore fermés. C’était doux, sur la courtepointe à fleurs roses et rouges, je me perdais dans les volutes du papier peint, le laissant aller et venir aussi longtemps qu’il désirait. Enfant sage, c’est toujours l’adulte qui selon son bon vouloir décide du commencement des choses, lui seul sait quand elles doivent finir. Une fois la chose passée et repassée, il ouvrait la lourde porte de l’armoire de chêne, en tirait une boîte remplie de merveilles : des stylos très gros, de plastique coloré transparent. Je me souviens d’un vert vif, d’un orange joyeux, un vrai trésor.

 

 

  Rêve.

  Je viens d’arriver à V., il y a ce cheval dont personne ne sait quoi faire. Mes parents sont surpris qu’à peine arrivée je parvienne à l’“apprivoiser”, l’animal ne me fait pas peur, de la cuisine je l’emmène vers le fond du jardin, il gambade librement, joyeusement. Je suis étonnée que mes parents aient eu autant de mal à faire quelque chose de lui. On pense à mon grand-père, à sa façon d’approcher les animaux sauvages sans qu’ils se défient de lui.

  Rêve.

  Je vais à la rencontre d’un grand chien roux courant sur un large chemin. Arrivée à sa hauteur, côte à côte nous courons, il est devenu un beau cheval roux clair. Notre course régulière pourrait durer toujours.

  Rêve.

  Le sexe de L. est une patte de cheval, du haut de la cuisse au sabot.

 

  Ecrire c’est s’inventer des rêves.


 

 

 

 

Ma chasse aux fantômes d’un dimanche d’avril clair et frais

 

  Ca a commencé comme un dimanche en famille. Sur le chemin du retour, au hasard de mes pas j’ai rejoint le boulevard des Belges. Suis passée devant le boulanger du coin de la rue, une fois  le petit parc traversé, je me suis retrouvée devant deux maisons hautes accolées. J’ai regardé d’abord le nom des habitants de la première maison, n’en connaissant aucun, je passe à l’autre maison, et je trouve le nom. J’ai sonné en pensant ne trouver personne, les dimanches on les passe toujours ailleurs que chez soi. A reculons je me suis éloignée pour regarder la façade, une tête va apparaître de l’une des fenêtres pour reconnaître qui sonne, qui est là. Elle le faisait lorsqu’enfant je rentrais d’avoir joué sur le trottoir.

  J’ai entendu le déclic d’ouverture, j’ai poussé la porte en pensant que j’avais aussi oublié l’étage. Une meute de chiens m’a accueillie, trois caniches, deux noirs, un blanc, et elle, penchée, dans la tentative vaine de les retenir. C’était à l’entresol, elle était là me regardant sans me reconnaître, j’ai dit : El..., elle a répété après moi, puis m’a invitée à entrer. Le couloir, la distribution des pièces, les patins étaient toujours là, rectangles de feutre bordés de grands points de chevron abandonnés sur le sol parqueté de la salle de séjour, un certain plaisir. Elle m’a aussitôt montré des photos pêle-mêle comme pour renouer les fils du passé, a tout de suite parlé de son fils. Sur le mur, plusieurs photos d’Alain, le fils cuisinier, toque blanche, je me souvenais de l’odeur de ses mains, une toute petite photo d’identité du père, j’ai été surprise d’aussi mal le reconnaître, peut-être avait-il forcé sur la gomina ce jour-là.

  Les chiens fous, le noir avec une petite tête sautant sans cesse sur mon pantalon blanc, sautant, sautant, frénétiquement. Elle a ouvert une première porte, j’ai revu la salle de bain, ne l’ai pas reconnue, j’avais tout inventé, rien ne ressemblait à mon souvenir.

  J’ai revu la chambre aux deux portraits ovales d’une beauté presque divine, l’un au-dessus de l’autre, bien alignés sur le mur. De si beaux enfants, deux têtes brunes de fillettes sépia sortant d’un halo, cheveux coupés courts, portant la même blouse écossaise, quatorze mois d’écart entre les deux petites filles. Au-dessous, les fils, le plus âgé aux cheveux bruns et courts, l’autre aux boucles blondes tombant sur les épaules d’un pull bleu, passé.

  Elle qui déjà n’arrêtait plus de parler, sans points ni rien, un flot, une marée, devenue une bouche, l’oreille sourde elle parlait, parlait sans s’arrêter, déversait sa vie, son quotidien, les suicides répétés du fils de quarante-sept ans, ses femmes : une qui travaillait avec lui au restaurant, il enlevait son tablier, lui touchait les fesses alors, ils se sont quittés; pour la deuxième, elle dit : “il l’aimait cette femme...”, mais elle était portée sur l’alcool, alors ils en ont parlé, mais c’est fini, et puis il a eu un fils qui n’a pas vécu. Une façon de raconter en usant du raccourci, une façon concise presque dans l’abondance, une rhétorique du flot et puis la même façon de dégager son visage en ramenant ses cheveux vers l’arrière, un petit coup à droite d’abord, comme pour désigner quelque chose du menton, d’une main puis de l’autre, à gauche ensuite, au-dessus de l’oreille, elle remonte ses cheveux, comme pour les toucher seulement, un joli geste.

  Le père, le mari mort à cinquante-deux, il y a vingt-deux ans, mais maintenant ça va mieux. Elle en a soixante-quatorze. Une certaine élégance de la langue, des mots choisis, de la silhouette, une femme soignée, pull de laine légère vieux rose très pâle, gilet fin anthracite, jupe droite de lainage masculin gris foncé finement rayé de beige. Tu veux un café? Tu vois, j’ai fait de la purée pour Alain, il n’est pas rentré déjeuner. J’ai bu une orangeade, mangé un petit morceau de brioche, suis restée un court moment, puisqu’elle n’aurait pas pu entendre, j’ai parlé du gros chat.

  Dans le couloir elle a continué à parler, la porte déjà ouverte sur le palier, elle parlait toujours, elle me dit que j’ai la même bouche qu’avant, les mêmes yeux langoureux. Une femme sensuelle, une façon de tout dire pêle-mêle, du plus grave au plus insignifiant dans le même flot continu de mots, d’ouvrir une porte comme on fait une parenthèse. Suis partie, heureuse de l’avoir revue, attachante en somme, je voulais la revoir pour lui pardonner, c’est fait. Humaine, trop humaine. Ai marché au soleil avec l’impression d’avoir vu un fantôme. Le hasard a mis mon doigt sur la sonnette, un dimanche ensoleillé et frais d’avril. Appuyé sur le bouton rond métallique, la porte s’est ouverte, les chiens ont aboyé, cavalcadant dans l’escalier, elle là parlant comme dans un rêve, répétant aussi, mêlant les mots, oubliant mon âge, brassant les événements d’un tour de langue. Les patins de feutre tout à coup réapparus, les portraits ovales aux visages sortis d’un halo, les si beaux visages qui chaque soir de mon enfance s’effaçaient avec mes jours, pour réapparaître le matin suivant. Comme si ça ne s’était pas passé. Un fantôme a passé. J’ai de nouveau gravi les quelques marches qui menaient à l’étage, au basset, j’ai lu le nom gravé sur la plaque métallique rivetée à la porte en bois.

  Je vais, légère, je ris, qu’est-il arrivé? qu’ai-je vu? Moi-même à cinq ans, heureuse. Elle, parlant, parlant. Lui, versant l’eau tiède sur mes cheveux, moi debout dans la cuve en zinc, le gros matou noir et blanc au seuil de la salle d’eau... la porte de la chambre entrouverte, un basset passe, un petit garçon tient ma main pour redescendre les marches, avec chacun un joli stylo de couleur vive au fond des poches.


 

 

 

L’homme jaune, l’homme qui rit

 

  Tu n’as pas remarqué mes jambes bleues, mes lèvres gonflées rouges.

  Les mains battant l’air de cette chambre à la lumière jaunie, comme assise sur un cheval-rodéo, l’amour avec l’homme qui rit, l’homme aux yeux fendus, au crâne rasé, doux et fort, ivre de vodka. Touche ma cuisse. Après ce repas frugal de sardines crues, ce vin rosé sans saveur, le poing levé, le bras plié à angle droit. Touche mon bras. Il touche mon bras. Je raidis le muscle. Touche ma cuisse. Celle-là même j’y ai pensé, touchant la tienne, pendant tout le temps de la répétition, ta main sur ma cuisse, parfois se crispant, tapant des petits coups. Ta paume martelant au rythme des corps glissant sur le plateau. Je ferme les yeux et c’est toi qui es là près de moi, je sens ton haleine chaude, alcool et blondes mêlées. Tu retiens ton souffle, bouche entrouverte, tendu, tu regardes droit devant s’essayer les possibles dans cette danse des corps. Touche ma cuisse. Résistance honnête de l’homme qui sent que s’il touche il ne pourra plus ôter sa main de là, que s’il touche il aura le désir de plus, de tout. L’homme sait qu’elle a déjà refusé, qu’elle le peut encore. Touche ma cuisse, je te dis. Touche là. Je te dis de toucher comme c’est dur, il résiste encore. Et puis après? je ne parierais pas un kopeck sur l’après, pas un yen, il dit. Si, tu peux, je te dis que tu peux, quoi, une cuisse, c’est comme un bras, pas plus qu’un bras, alors, touche. Justement non, il est en train de me dire qu’une cuisse n’est pas un bras. J’avais crû. J’insiste tant qu’à la fin, il touche ma cuisse-bras pour moi, plus que bras pour lui. Elle y est, sa main touchant ma cuisse. C’est ferme. Plus que ferme. Il dit que je n’ai qu’un mot à dire pour qu’il reprenne sa main. Oui, mais je n’ai pas ce mot-là pour l’instant sous la langue. Je ne dispose pas de ce mot. Laisse, elle y est bien, elle est bien, elle me fait du bien, il n’y a pas d’après, l’après c’est tout à l’heure, pour maintenant main vivante là.

 

  Toujours plusieurs hommes, des “il” et des “tu”, à mêler, à démêler. A quoi sert la précision, la netteté, puisque ces hommes se touchent, existent en un même temps, parfois en un même lieu.

  J’étais jusque-là une petite fille bleue, veines saillantes aux tempes, prunelles bleu pâle, autour des yeux le sang bleu sous la peau fine. Cyan, en photographie, en imprimerie : couleur primaire bleu-vert qui absorbe le rouge. Enfant bleu : enfant ayant la maladie bleue. Je déteste le rouge, je suis une petite fille bleue qui n’absorbe pas le rouge. Je suis une petite fille bleue à l’intérieur rouge, le rouge sort de moi pour que je ne sois plus que bleue.

 

   - Qui parle ici?

 

  A l’intérieur la danse : le corps se déplace en une sorte de frétillement continu parmi les meubles, la main s’avance, touche le coin de la table, à plat se pose sur le tablier de la cheminée, effeuille les papiers épars, un doigt s’enroule autour d’une ficelle hasardeuse, la main ramasse une épingle sur le sol, tout de suite après tire le sourcil, en prélève quelques poils, touche les lèvres, des deux doigts ôte un cil tombé sur la langue, la main effleure la clavicule, glisse, reste un peu paume entre les seins, près des os, le temps de réfléchir.

 

 

 


 

 

 

 

 

 

 

Deuxième Partie

 

 

       Nul, sans ailes, n’a le pouvoir de saisir ce qui est proche.

 

                                                                         HOLDERLIN

 

Point de terre pour le pied, point d’air pour l’aile.

 

                                                        THEOPHILE GAUTIER,

                                                        La Morte amoureuse.

 

- épisode I –

 

FEMME. Je commence à trembler.

HOMME. Pour ce que je veux te faire,

               - et que je te ferai?

FEMME. Oui, c’est pour cela que je tremble...

HOMME. Et tu le sais ce que je veux te faire,

              - et que je te ferai?

FEMME. Je le sais.

HOMME. Et tu ne me demandes pas de ne pas le faire?

FEMME. Non.                          Orgie, Pasolini.


 

Signé Elma ou (par) les yeux  d’Elma

                               

 Ma très chère amie,

 

  Tôt ce matin, un printemps tout neuf a fait chanter les oiseaux. Dans l’éveil d’après le rêve, leur pépiement m’a retenue, je restai suspendue dans l’ombre jusqu’à ce que le chuintement des balais les fasse taire.

  Qu’avaient-ils eu le temps de me dire? Qu’avais-je eu le temps d’entendre? Commence par le commencement et va jusqu’à la fin...et là arrête-toi, inspirés qu’ils furent sans doute par l’homme d’un autre pays des merveilles.

  Telle une autre sorte d’exergue, la réponse est venue : Mais si tu veux que ce soit moi qui parle, je ne le pourrai pas, car je ne comprends rien; et ma bouche, comme une blessure, ne demande qu’à se fermer, et mes mains sont collées à mes côtés comme des chiens qui restent sourds à tout appel. Et pourtant, une fois, tu me feras parler. Rilke me parlait encore en muet qu’un murmure de Goethe me retenait déjà par la promesse d’un beau voyage. Voilà, c’est chaque fois la même chose, je viens de porter à mes lèvres le thé refroidi du matin, déjà sans réconfort.

  Heureuse traversée / La brume se dissipe / Le ciel s’éclaircit / Eole relâche /  L’angoissante étreinte.

   Les brises murmurent / Le nautonier s’agite / Vite / Vite! / L’embarcation fend les vagues / Le lointain s’approche

  Déjà j’aperçois la terre!

   Autant de mots d’auteur comme autant “d’espaces hors d’œuvre”, avant d’aller au cœur de soi puiser l’eau, le sang des mots à mettre debout, hors de soi, en équilibre longtemps, avant de se décider à fixer leur ombre sur une nouvelle couche, la page blanche et lisse qui les reçoit, exsangues. C’est dans cette disposition que j’accueillerai le printemps, dans l’étonnement de mes pupilles étrécies par la lumière de la mi-mars.

  Au début, ça commence comme une lettre de nouvelles, une civilité (faite) à un ami avant de devenir un magma, une sorte de love stream du quotidien.

  Que voulais-je dire encore? parler de la solitude, cette compagne si fidèle qui exalte et dont la constance finit par lasser. C’est elle pourtant, maîtresse de mon temps, qui me fait écrire ces mots. Je pense à un temps où je serai devenue prodigue de moi-même, ce faisant je suis distraite par la découverte dans ma chevelure d’un spécimen à trois fourches, saisi entre le pouce et l’index de la main gauche, il se laisse contempler dans tout son aplomb, tandis que la main droite continue à tracer. Je lâche le stylo pour de cette même main tirer un premier segment de cheveu qui n’en finit plus de s’enrouler sur lui-même, ça, c’est du bavardage en forme d’exercice de style, alors je vais sortir pour une petite course au soleil. En espérant te voir en forme dans ce printemps revenu.

 

                                                                          Ton Elma.

 

  La vie qui bat, la nouvelle vie qui bat mes flancs, les flancs battus par l’eau du ressac, la vie-ressac.

 

 

  La lumière électrique éclaire la baie. Une jeune femme à demi-nue marche vers la mer, elle entre dans l’eau, bras en girouette, avant de disparaître dans les flots. Le reflet de son visage, ses bras blancs, de loin en loin, puis plus rien.

  Mon regard s’est arrêté sur une forteresse de sable bientôt engloutie par la vague montante qui lèche la plage de petit peu en petit peu jusqu’à la prendre toute.

  La femme se rapproche du bord, semble vouloir sortir, plusieurs fois elle essaie, plusieurs fois elle est reprise par la vague dans le plaisir de l’eau, elle revient, repart, revient encore, repart.

   Maintenant tout à fait dégagée de l’emprise, elle rejette la tête en arrière, libère ses cheveux bruns, puis s’ébroue, le buste penché vers l’avant, elle est parcourue de soubresauts, comme si la vague s’était imprimée en elle. La femme a rejoint le sable, a essuyé son corps, a passé une petite robe noire, a repris la direction des flots, de nouveau toute courbée occupée à emplir les paumes de ses mains avant d’en frotter son visage, pour qu’une dernière fois la mer donne vie à ses traits.

  Ca pourrait être le début, ça, la première image.

 

 

 

  Le corbeau renaît sous l’effet de mon regard, l’œil rond reflète le ciel parcouru, je le laisse me prendre sur ses ailes. La vie s’est prise entre ses plumes, le temps s’y est arrêté. Mon beau corbeau, revisite-moi souvent.

  Dans la maison de Maigret je suis venue, ce pavillon de banlieue où dès l’entrée l’odeur de renfermé moisi prend à la gorge. Pendant tout le temps du repas - bouillon de poule, cervelas et mâche - la genette ne m’a pas quittée de l’œil, poil raidi, montrant les dents tandis qu’au dehors les coyotes avoisinants n’en finissaient pas d’hurler. Posée sur le mur, j’essayai vainement de disparaître dans l’affiche bucolique montrant une créature court vêtue sous un large chapeau blanc caressant un mouton.

 Leur corps au sang figé... assise immobile, ensemble immobiles, mon corps pris dans le reflet d’une vie passée, avec sa folie, ses silences et ses cris... écrivant un nouveau roman, le deuxième: ça parlerait du coucou-geai, des animaux empaillés; ça parlerait d’une femme au buste penché qui s’appellerait Rosa, et déroulerait ses cheveux gris jusqu’au sol, les lisserait longtemps avant de les relever en chignon; ça parlerait d’un homme jeune, paumes vides tendues comme s’il n’y était pour rien, gardant toujours au fond de sa poche l’os de la joue d’un lapin... Enfant, il avait prodigué à la bête tous les soins, nourrissant, chérissant jusqu’à ce qu’il retrouve l’animal pendu, peau retournée et préparée comme à l’accoutumée. Le petit garçon avait vomi, l’homme maintenant garde les doigts serrés sur l’os dentelé. Même dans ce geste familier qu’il a de tendre les mains, il garde les doigts serrés sur sa mâchoire; ça parlerait de la poupée à trois visages d’Elma, l’un souriant, le second pleurant bouche tordue et le troisième regardant fixement comme sans sentiment, était-ce celui-là le visage de la neutralité? Pourrait-on alors choisir de ces trois visages lequel s’assombrit dans les motifs floraux de la tapisserie? Celui de la petite fille hors d’elle-même, comme échouée, se posant sur les longues tiges des fleurs qui s’épanouissaient sur le mur, tandis que l’homme allait, tandis que l’homme venait. Cela commencera-t-il toujours par celui-là de deux mètres de haut? Oui, oui, là. Sera-ce l’ouverture d’un fonds de commerce... en deux dimensions, celle verticale de l’homme nu, celle horizontale de la fillette non encore dénudée, sa chemise de corps laissée un peu bas sur son ventre bombé autour du nombril. On appelle ça les rondeurs de l’enfance…

                                                                    

   Pour répondre au désir d’un homme, très tôt j’ai dû me dévêtir souvent/ moi allongée là, lui debout deux mètres/ moi dénudée, lui habillé, ce bout de lui dehors/ lui désirant se satisfaire/ moi inexistante niée/ dans mon désir, dans mon être moi ne désirant rien/ lui ne se souciant pas de mon être, de mon bien-être, de mes besoins d’enfant/ enfant qui n’avait nul besoin de ce  désirant-là/ dur désirant, dérivant sur la pulpe pâle du plus beau fruit naissant/ l’intime de moi

Rien ne s’est passé. Rien n’a existé/ En tout cas/ moi allongée là petite fille ça n’a pas existé, pas été/ alors lui non plus.

  Si je n’existe pas, je ne fais rien, je ne produis rien, la vie prise dans les plumes. Si, je peux faire des choses, des “riens”, beaucoup de petits riens, ça, oui, je peux faire, ça n’engage pas, ça n’avance à rien,  n’engage à rien. Dès que la chose à faire est plus conséquente, ça non, ça ne se peut pas, ça peut se parler, mais ça n’existe pas,  n’existera pas voire -comment la parole n’engage à rien, pas d’échos à mes paroles, ça n’a pas existé -cette façon de tout ranger dès la chose faite, terminée, mangée, bue, comme si cette chose ne s’était pas faite, terminée, mangée, bue. Personne ici. N’a rien fait. Rien n’a existé, personne n’a rien fait. D’ailleurs il n’y avait personne, le laisser croire, tout effacer pour qu’on croit vraiment que rien n’a existé. Personne n’est venu, là, au-dessus de moi, n’a rien fait, ni debout, ni couchée, personne ne s’est souvenu, ni vêtu, ni dévêtue, ni transpirant, ni désirant, ni ne désirant rien puisque n’existant pas,  n’étant rien.

 

 

CAISSE NATIONALE DES MONUMENTS HISTORIQUES ET DES SITES

ABATTAGE ET REPLANTATION IMMEDIATE DE DEUX MARRONNIERS ROUGES

Ces deux sujets aux troncs creux présentent un danger potentiel de rupture, leur ramure est déséquilibrée et ne permet pas la sauvegarde de ces marronniers sénescents. Replantation de deux marronniers rouges (aesculus hybride carnea binotti), force 25/30, durée du chantier : 15 jours.

  Palais-Royal, le Ier avril 1998, passée là alarmée par ce qu’il reste de ces deux arbres, à peine un mètre, pas eu le temps de fleurir pour ce nouveau printemps commencé à l’instant. Ni pour Marnie, ni pour nous deux. On aurait pu leur laisser un printemps de plus, les abattre après la floraison, une fois encore frôlée par les hirondelles. Leur ombre va manquer.

 

  incube nm. 1256; lat. incubus “cauchemar” de incubare. didact. démon masculin qui était censé abuser d’une femme pendant son sommeil (opposé à succube).

  succube nm. XIVe, lat. succuba “concubine”, de sub “sous”, et cubare “coucher”. Relig. chrét. démon femelle (V. diablesse) qui vient la nuit s’unir à un homme. Les incubes et les succubes.

 

   Il vient vers moi, mains tendues, comme pour me montrer qu’elles sont vides ou qu’il n’y est pour rien. Il vient vers moi, sa veste de toile bleue le fait ressembler à un peintre, sa veste de peintre le fait ressembler à un petit père des peuples. A la question posée: comment tu m’aimes? a répondu : je t’aime avec des fleurs dans les cheveux.  Me reviennent alors ces jours de printemps naissant où l’air est saturé de pollen, allongée sur le lit, bras en croix, jambes pendantes, les yeux au ciel, elle avait dit : j’ai envie d’être heureuse. Lui, souffrant toujours au retour du beau temps, avait répondu : moi, je pleure.

  Les falaises d’Etretat à pic, le vent m’enlève, je me bats et je pleure. Le cri qui me déchire n’est rien, soufflé par le vent. J’éprouve la lutte dans mon corps-épouvantail. Dans le train du retour, je n’ai pas pesé, je me suis seulement posée un long moment sur la cime des arbres.

  Se donner pour ne pas se laisser prendre. Prendre le pas sur, la décision dérobée à l’enfant avant même qu’il en ait eu l’idée, le besoin, le désir. Quelqu’un d’autre a décidé pour lui, l’adulte qui sait tout, peut tout, alors on le croit. L’Orage de tôle, c’était la fin du silence, reste à trouver la/sa musique après une longue pause. Le sang pâlit mais, de même que l’encre, demeure sur le drap.

  Le vent m’a prise, j’ai la voix cassée depuis maintenant bientôt une semaine, impossible d’avaler les boissons tiédies. J’attends à l’intérieur tandis qu’au dehors l’averse passe,  je suis le tracé de la pluie sur la vitre de l’auto, mon doigt reste sec. Je suis à l’abri. Maman caresse mon bras, là où affleurent les veines du coude au poignet, maman suit le tracé du sang. L’écoulement de la vie dans mon corps, c’est toi qui le commandait du bout de tes doigts, magicienne de mon enfance perdue, cadenassée dans la malle au fond de l’eau, à pic, plombée. Moi, je commande à la pluie, du bout de mes doigts je l’attire sur le monde, je suis la palpitation de l’eau sur la vitre. J’ai fait le lit, maman. J’ai fini l’assiette, maman. Je reste seule avec la peine que je dissimule si mal lorsque tu te mêles d’écraser du bout du doigt une minuscule araignée sur ma robe.

 

  Le silence - moment pendant lequel on ne dit rien.

  Je ne veux rien dire de ça, c’est écrit.

  (1751) interruption du son d’une durée déterminée, indiquée par des signes particuliers dans la notation musicale; ces signes eux-mêmes. V. pause, soupir.


 

 

 

 

 

  La baie d’Opomatox

 

  Un désert humide léché par le vent du large, nous avons marché sous le soleil, la lumière crue réfléchie par le sable. A l’horizon, la mer.

   Où est-elle? nous l’avons cherché et cru la trouver, mais le mirage a encore duré, tout le jour nous la dérobant. Lorsque la nuit s’annonçait, la mer est arrivée, vite a recouvert la grève ramenant après elle les oiseaux dans la baie. Piaillant, criant. Un froissement nous avertissait du passage des mouettes, nous faisait lever les yeux, pour distinguer seulement les miroitements blancs de leurs ailes dans le soir.

  Au petit matin, le jour allait bientôt venir, Opomatox juste en face, les cris sauvages et désolés des oiseaux de mer couvraient l’île, cris de douleur et de guerre mêlés devant les charges toujours recommencées des chasseurs. Devant moi, l’insoutenable martyr des apaches qui jamais ne s’endorment jamais ne cessent leurs cris d’alarme. Impuissante à leur porter secours, je restais debout aveuglée par la nuit finissante à écouter le massacre là dans l’ombre, la sauvagerie nocturne. Les déflagrations résonnaient mat dans l’air sombre.     

  Où courent-elles? les folles des rues, folles de septembre, criant, riant, pleurant, appelant leur homme, bras ouverts sur le feu qui les brûle, rabattu par le vent qui plaque la douleur ardente sur leur avant-bras. (dans l’ombre la sauvagerie.) Dansant bras levés au-dessus de leur tête, appelant un autre nom sans que jamais cela finisse, à la recherche de l’homme aimé - de l’homme perdu, pain perdu de leur âme désarmée, de leur corps déshabités.

  Où court-elle, débile folle de septembre, appelant dans les rues désertées, Rachid, où court-elle Rachid?

  Dans le désir du jour et de l’heure du dernier combat, la grève mouillée et désertée.


 

 

 

 

  Le vieil homme à la plume

 

  (Sur) une plage de la Manche, un jour de grand beau temps. Le grand-père et ses petits-enfants jouent dans le vent. En tout sens, ses rares cheveux à lui, duvet gris voletant. Le vieil homme tend une plume de mouette aux enfants, le petit garçon ou la petite fille la lance, portée par le vent dans la direction du grand-père qui la saisit. On recommence. Il avait dit : vous balancez la plume, je la rattrape, je suis le plus grand, sinon on devra trouver trop de plumes. Pendant des heures il courait, rattrapant la plume légère dans le vent.

  Il se massait le crâne, ses cheveux repoussaient même pigmentés. Le grand-père disait que sa tête était dure comme du bois, celui dont est fait l’étal du boucher, la petite le croyait. Une esse de boucher, d’où pendent les carcasses après qu’on a ôté la peau de la bête, avait pourtant réussi à laisser sur son crâne une marque blanche et renflée sous le doigt. Lui, le sanglier des Ardennes à la tête de bois de charme avait dû un jour se battre. Une bagarre de garçons tueurs, l’esse à la main, les pieds dans le sang recouvrant le sol de l’abattoir.

  Elle le savait immortel.

  Il est dos à la mer, le vent vient de là, pousse la plume vers les enfants qui sautent pour la rattraper et ça recommence. La grand-mère fournisseuse de plumes sort de sa poche celle de secours, avait-on déjà vu pareil enchantement?

   Après que son épouse l’a soudainement quitté, il n’a plus fait de pâtisserie, son nœud de cravate non plus, qu’il glissait simplement sous son col, dans l’attente des doigts aimés, maintenant disparus. Lorsqu’ainsi il arrivait à la maison, mes doigts menus de fillette nouaient l’étoffe. De lui me restent quelques cravates, j’en refais parfois le nœud et dans l’instant je sens sa présence sous mes doigts.  Maman, pourquoi grand-père gardait-il les médicaments de grand-mère, depuis si longtemps qu’elle est morte? pourquoi grand-père a-t-il bu un si grand verre de rhum, a-t-il perdu le goût? maman, pourquoi l’a-t-il rempli de tous les médicaments de grand-mère?

  12 mai, un an a passé. J’aurais voulu courir vers toi pour te rattraper... “l’allure de ces véhicules ne doit pas dépasser celle d’un homme au pas” art. n°.., règlement général des cimetières. Seul le galop des ans nous séparera maintenant, guidant mes pas toujours plus vers toi.  De la rue, j’entends la voix d’un enfant criant : la main, la main, la main...(hurlant) la MAIN, la MAIN. Comment passer le gué sans la main du géant, sans la main de l’ange, traverser le ruisseau.

  Ce jeudi (21 mai) de l’ascension, l’homme de ma vie n’était déjà plus là depuis longtemps. Devant la fenêtre ouverte, je regarde le soleil entrer. J’écris nue, je m’interromps, mon doigt glisse, les cloches sonnent la demie de six heures, le Christ monte au ciel, moi aussi, mon plaisir le suit, l’accompagne. Depuis qu’il est parti, je n’ai plus jamais mon odeur de putain. Comme si mon corps de femme avait pris son parfum, par mimétisme, ma senteur de Vénus se rapproche de son odeur d’homme. Je le porte en moi, comme devenue hermaphrodite.


 

 

 

 

 

   La dernière évocation de Micheline (un début)

 

  Nous passions souvent avec Maman, main dans la main devant cette grande maison où vivaient Micheline et ses parents, Micheline qui habitait là s’est suicidée, me disait-elle. L’amie de Maman. Je la voyais précipitée là, allongée dans le vert de la pelouse bordant la maison. Je regardais l’herbe pour y trouver des traces. Se pouvait-il qu’après si longtemps -combien de temps d’ailleurs- la pelouse en ait gardé le souvenir.

  Après avoir longuement lissé au fer sa robe de bal, fleurie printanière qu’elle ne porterait plus au bal cette saison, s’est préparée pour ne pas être en retard ce jour-là, décidée à devancer le printemps, elle si indécise les jours de fête, allant, n’allant plus, allant de nouveau, tournant, retournant les plis du vêtement sous le fer, se brûlant, attendant, la main sous le filet d’eau froide, les yeux perdus dans les plinthes inégales du carrelage blanc. Frissonnant,  repartant lisser l’étoffe légère jusqu’à ce que retentisse la sonnerie de la porte d’entrée, les amies venues la chercher l’appellent. Il est temps.

  Alors tu descends/ pieds nus/ les chaussures à la main/ légère/ tu dévales

  Une fois arrivée en bas de l’escalier, elle déroule un bas sur sa jambe, puis l’autre, se laissant encore le temps de l’hésitation, de tranquille décider. Elle glisse un pied dans sa chaussure, puis l’autre, sa silhouette rehaussée s’éloigne dans la légère brise d’avant-printemps, ses boucles souples tressautent à chaque pas. La porte du ciel s’ouvre, se ferme, s’ouvre, se ferme, à chaque pas.            

  C’est comment mourir? C’est comme naître, seulement c’est à l’envers, in Casper, the kind ghost.

   Parler d’elle qui s’est tue -qui s’est tuée, pour lui redonner vie, la réilluminer de soleil, de mes jours, du jour laissé par les pages entrouvertes. Lecteur, illumine-la encore et encore. Là, afin que la lumière caresse son corps tout juste cédé à la mort. Les jours où je ne cesse de croire apercevoir quelque chose passer devant la fenêtre, je tourne la tête, regarde et rien, c’est passé. Comme si les vivants pouvaient venir jusqu’ici.


 

Le sang d’Elma

 

  Le mascaret intérieur, chaque mois le brise-lame mensuel, l’animal bondit éclaboussant les draps, laissant le sang sur mes doigts, alors j’écris longtemps, et l’encre jaillit, jaillit, persistante, recouvrant mes mains vides. Se retrouver enfin seule dans son corps, quitter enfin les cuisses bosselées de ma vieille mère. Maman, descends tout de suite de mon sourcil. A force de me manger les doigts je n’arrive même plus à tenir la cuillère, alors le stylo, n’en parlons pas. L’ombre d’elle au-dessus de mon visage. Maman plane là, rôde. Je tête de toutes mes forces le bout de mes doigts jusqu’au sang, le lait au goût âcre de (mon) sang, ton lait au goût âcre de mon sang, l’amer dans la bouche. La mère a quitté mon visage, la mère a déserté mes cuisses. Mon sourcil inquiet portant l’angoisse d’une autre, la sienne, dans son arc s’est détendu, a décoché sa flèche. La mère a sauté de dessus mon sourcil, elle a déserté l’avant-poste me laissant enfin seule dans mon corps.

 

  C’est grâce à la blessure d’Ulysse au genou, laissée par une défense de sanglier à la chasse, que Pénélope le reconnaît. Une Elma tombée, à quoi ça se reconnaît?

  Elma ne s’est jamais battue, les pieds dans le sang, seulement une chute à vélo lui a rayé le haut du genou laissant le sillon qu’il a suffi de prolonger puis de doubler. Cette blessure au genou je me l’étais donnée pour qu’on me reconnaisse, deux minces filets blancs verticaux étaient restés des incisions que j’avais tracées sur mes jambes. Mon grand-père “le sanglier des Ardennes” n’avait jamais osé me toucher. Pénélope, la chienne de la maison ne m’aurait pas reconnue. Micheline tombée là, on l’a reconnue, trouvée sans vie sur la pelouse de la maison de Micheline... ici, il n’y a pas de trottoir d’Elma. Une Elma tombée comment ça se reconnaît?

  Les jambes d’Elma, ses jambes de gazelle, disait le père, vous les reconnaîtrez toujours, deux fines rayures verticales et blanches aux deux genoux, seules traces étrangères -venues d’une intervention extérieure- sur mon corps dénudé. Elle a toujours mal aux genoux, son père la masse.

  Pour qu’on la reconnaisse, une fois que précipitée elle ne sera plus elle, mais elle là morte, elle voulait signaler qu’elle était bien elle par ces légères fentes qu’elle s’était faite aux genoux pensant qu’ainsi l’identification de son corps ne pouvait être remise en cause. Le lendemain, même pas de tracé à la craie pour dessiner ma silhouette, dit Elma. Ch...ch...les balais crissent, la danse des balais efface la ligne blanche, contour à la craie du corps qui s’est abattu. Elma pourrait écrire à un moment qu’elle a plus peur de la vie que de la mort. Elma précipite sa vie à la fenêtre. Sur le trottoir.

 

  La seule heure où la Seine scintille et miroite. Le soleil a déjà entamé sa course d’Est en Ouest à onze heures du matin sur le pont du Carrousel en regardant vers la passerelle des Arts et le pont Neuf, ça m’est alors impossible de garder les yeux ouverts.

  J’arrête ma langue contre ton dos,  j’entends quand tu sors. Ecrire attachées toutes sortes de pensées sorties du lit qui tiédit sur ton corps déjà froid de l’hiver.

  Les nomades n’abattent jamais d’arbres vivants, et sauvegardent ainsi de nombreuses espèces d’oiseaux sauvages.

  J’ai ouvert la porte à un inconnu qui s’est trompé d’étage. Il s’enfuit en courant renversant tout sur son passage comme s’il avait vu un fantôme.

 

 


 

 

  La rencontre d’Elma et  Jean

 

  Lorsqu’il a dit : “dans ma maison tu viendras...” elle a pris peur, elle n’y est pas allée. Cet homme qui la sortait, l’emmenait loin de chez elle, dans ce lointain 16è, ce vieil homme bien mis lui faisait peur. Elle ne put s’empêcher, mais elle n’allait pas à l’intérieur. Elle ne pouvait dire non, mais ça non, déjà vu, plus de temps à vivre ça.

  Dans la foule de décembre, au rayon jouets du Bazar de l’Hôtel de Ville, un homme d’une soixantaine d’années lui demanda, entre deux grandes poupées représentant un clown, laquelle choisir pour son petit fils. Elle avait considéré les poupées, toutes deux très colorées, avant de répondre avec gentillesse et sincérité qu’elle n’en préférait aucune. Elle lui avait proposé de l’aider dans son choix et ils s’étaient vite fixés pour un garçon de chiffon à l’allure dégingandée et à la mèche en bataille. L’homme lui en avait su gré et charmé de sa gentillesse, lui avait tendu sa carte qu’elle avait prise, peu habituée, oui, pourquoi ne pas se revoir, elle avait même trouvé le geste naturel. Il le désire, je réponds à son désir.

  Quelques semaines plus tard, il avait appelé Elma pour lui dire la joie du petit garçon. Il l’invita à déjeuner dans un petit restaurant près de la Bourse, elle y avait mangé du cerf aux airelles accompagné d’un vin rouge épais, du pomerol ou quelque chose comme ça. C’était la première fois.

  Un autre jour, il avait appelé pour lui donner rendez-vous à la sortie du métro Pompe. Il l’avait ensuite conduite dans un restaurant aux murs tapissés de plages et de cocotiers, le cuisinier était mauricien, elle se souvenait du nom de l’endroit, Les Filao. Ensemble ils avaient parlé de littérature, d’art. Cette fois en la quittant, il l’avait embrassée sur la joue. Elle, aurait préféré encore lui serrer la main. Il avait aussi commencé à parler d’un petit appartement qu’il avait près de la rue Saint-Jacques, de murs blancs, il parlait de la recevoir un jour là, du plaisir qu’il en aurait. Elle n’aimait pas l’idée de se trouver seule avec lui dans un endroit à lui, clos sur eux deux. Il disait : “dans ma maison tu viendras”. Elle tremblait. Il parlait de murs blancs et de piments rouges...

  Elle n’était pas bien avec cet homme et n’aimait plus répondre à son langage châtié. A chaque rencontre, elle sentait toute l’eau de son corps la quitter.

  Il l’appela encore, proposa encore. Elle continua à refuser, obstinément. Puis enfin le silence.

  Elle a dit non. Je ne viendrai pas dans ta maison. Je ne verrai pas les murs blancs, ni le piment rouge.


 

Le cou qui pleure

 

 

  Maman cachait ma poupée blonde dans la maison / ça commençait par des rires, des cavalcades dans l’escalier / glacial. très froid. tiède. ça se réchauffe / je courais en tout sens, je sentais mes joues s’échauffer / glacial / je m’égarais, elle riait, je riais encore un peu / de nouveau me perdais, me prenais les pieds dans la jupe, dont j’étais costumée, travestie / frais. tiède. très chaud / et puis, ma gorge se fermait, ça pleurait là au-dedans, le cou qui pleure / maman, j’ai le cou qui pleure / ça ruisselle / ça fait mal / donne-moi ma poupée, maman / donne-la moi. Mais elle voulait encore jouer. Tu ne vas pas pleurer tout de même / c’est maman / regarde-moi. Son visage brouillé / un sourire, fais-moi un sourire mon ange, mon petit ange / cherche, cherche.../ tu vas trouver, tu brûlais presque / j’hoquetais entre mes sanglots en serrant ma poupée, ça finissait toujours entre hoquets et sanglots, mes joues sous l’averse. Je la retrouvais avec ses trois petits visages.

 

  -Attends Jonas, attends,  je n’ai pas encore terminé.

  -Je t’attends Elma, je t’attends.

 

  Longtemps déjà que la mère part en fine poussière blanche, ça, je l’ai toujours connu, sa peau laiteuse parsemée de rubis autour des seins. Ce soir, aujourd’hui comme si j’avais perdu ma mère. Elle a sauté à bas de mon sourcil, s’est effacée de mon corps. Elle a quitté mon corps, elle a enfin consenti, j’ai enfin consenti.

  La mère qui me préfère fauchée et désarmée, n’accepte pas de me voir libre et heureuse, tout ça que je suis, écrire n’est rien. Il faut enfin que je me mette à travailler, répète-t-elle. Juste au moment où j’accélère, tapant la deuxième chose écrite en à peine huit gros jours, quelle avancée!... Fais ce que tu as à faire, rien que cela, par là je trouverai le chemin bordé de maisons et d’enfants, de l’amour d’un homme aussi, et de moi capable enfin de l’accepter. Sans un regard, elle ne m’a donnée que son profil, ses phrases inachevées. Le deal : écrire deux heures chaque soir, travailler le reste du temps à une activité rétributrice, peu importe laquelle, je t’aime malheureuse ma fille, mais vivante non, je t’aime presque morte, mais désirante non, on a dû prendre sur nos économies ce mois-ci. Ah bon, l’argent vous manque, cet argent donné par vous chaque mois et qui a longtemps suffi à ma survie, à ma vie-même. Ce cordon de la bourse desséchée va tomber de lui-même, en prendre l’engagement sans retard, sans savoir encore le comment, mais le faire, ça oui, sans tarder, le dernier coup de talon pour sortir, respirer. Cri.

  Eveil en pleine nuit. Cauchemar. Description légale d’un martyre. Massacre de petites filles, l’une, bouclée brune, six ans à peine, les deux parents se regardent, la regardent, se regardent encore, reviennent à l’enfant , double take, elle sera leur martyr. Comme chaque fois la même mise à l’épreuve d’une mort sanglante, la pauvre petite décapitée, corps tronqué jusqu’à la taille, sang. Une autre, l’œil empli de plomb en ébullition versé dans un petit entonnoir.

  Réveil. Ouvrir les yeux et les garder ouverts longtemps comme pour les laver de ces images sanglantes, les laver dans la nuit, les rincer à l’obscurité de la nuit en plein, pas finissante, pas commençante, plein milieu de nuit, à mi-parcours. Ouvrir les yeux et entendre des cris, d’enfant d’abord cru, puis de femme plus certainement, oui, de femme qui jouit, de femme criant sous les coups répétés du bélier d’amour, la saccade.

  Pourquoi tout ce sang, ce martyre de petite fille, cette petite mère bouclée brune. Pourquoi faut-il qu’elle finisse dans le sang, dans ce carnage.

  J’aime ton odeur de mouton du matin, l’odeur chaude et laineuse de tes épaules, sentir l’entre-deux de tes yeux, trouver un nom pour cet espace.

 Rêve. Je marche au bord du vide, deux vieilles femmes qui ne semblent pas avoir suffisamment de force me tiennent, me retiennent. Je ris de leur faiblesse, ce si peu de force face au vide. C’est la fosse du théâtre, plusieurs improvisations ont lieu, une de groupe au fond du gouffre, très agitée, je pense en la regardant à celle que je ferai, très lentement, je vais descendre les degrés d’une échelle, un par un, avec le dos qui rit, quelque chose d’aussi lent qu’une naissance de papillon, puis comme si je me demandais si cela allait suffire.


 

Le manège d’Elma

 

 

  5ème étage de la Samaritaine, penchée sur la rampe de bois, vue en plongée sur le rayon de la Grande Parfumerie, Chanel et ses palettes comme des sculptures d’art contemporain. Je sens la rampe sous ma paume, sans la lâcher, je fais le tour de l’étage comme on marche sur le bord d’un trottoir en s’appliquant à garder l’équilibre pour ne pas tomber côté chaussée, le vide, je suis la trajectoire sans fin des petits hommes d’en bas comme mus par une clef mécanique. Je pourrais passer des heures à regarder ces créatures mouvantes me caresser l’âme.

  Elma avait déjà échappé au parterre de muguet sous la fenêtre de sa chambre de petite-fille. Maman, ferme les volets / j’ai peur du noir, que quelqu’un me prenne, m’attire, me dépose à terre. Je ne peux pas ouvrir la fenêtre quand la nuit est déjà tombée. Maman, protège-moi / ne le laisse pas me prendre, m’enlever à toi, m’enlever à moi-même / il peut revenir / où est-il / là-dehors, à attendre dans le noir, dans la brume de janvier.

   Tous ces après-midi où dépossédée de moi-même je m’éveillais ne sachant plus qui j’étais, ne m’appartenant plus, ces fois, si souventes fois répétées à y croire...la question si souventes fois posée. Elma parle: j’ai pris le grand couteau du grand-père dans le tiroir de la cuisine, l’ai monté jusqu’à ma chambre. Il fallait qu’on me reconnaisse, on allait me reconnaître, quand je sortirais d’ici on me reconnaîtrait. Assise face au miroir, la main gauche saisit le genou, la droite pointe la lame un peu plus bas que le genou, du bas vers le haut, un mince filet de sang a coulé le long de mon mollet sur la moquette orange quelques gouttelettes. Je suis tombée dans les pommes. A mon réveil, le sang sur ma jambe avait déjà séché, ça tirait un peu pour marcher. J’ai mis ma longue jupe bleue, j’ai descendu l’escalier, remis le couteau au fond du tiroir pour ne blesser personne.

 

 Londres, National Gallery. Pendant que tu parcourais les autres salles, je suis restée assise longtemps à regarder La Vierge au Rocher, perdue dans l’image, mon visage immobile s’enfonçant toujours plus dans la craie, frottant mes joues au carton, la vitre épaisse ne me séparant pas de l’étreinte du regard.

  (j’entends tomber la pluie)

  La Tour est connue pour ses grands corbeaux. On dit que leur départ annoncerait la chute de la royauté et l’effondrement de la Tour, alors on leur rogne les ailes. Qui? Les Yeomen Warders, hallebardiers de la Tour de Londres, les beefeaters, mangeurs de bœuf.

  A la Tate, je me suis laissée complètement recouvrir par la tempête de neige de Turner, exposée en 1842, elle fut mal accueillie par la critique n’y ayant vu qu’une “masse de mousse de savon et de lait de chaux”.

  Sur la Tamise, les ponts ne sont plus à péage. Pourtant au bord du fleuve, près d’une lunette de vue, se tient un homme, presqu’encore debout. L’horizon, ça n’a pas de prix, le sien est dans la lunette optique pour un penny. Il y a aussi laissé ses yeux. L’attente a tant duré qu’il en semble assis, fiché au sol dans un pantalon informe, plissé sur ses godillots détrempés, couleur de vase ou plus de couleurs du tout. Le visage a passé. Il attend après sa vie la main tendue, la pièce tel un cordial éclaircit ses pensées, rapprochant les remous du fleuve jusqu’à s’y perdre avant que la vue se brouille de nouveau. L’homme demeure alors comme suspendu dans le courant, le temps a passé où il espérait encore rejoindre l’horizon. Il fait l’aumône pour cinq autres minutes encore. Après qu’il a glissé la pièce, l’homme danse d’un pied sur l’autre, recouvrant la vue, il retrouve les eaux tourmentées avant de sombrer, tout près de Westminster.

  Je me souviens d’avoir gratté l’intérieur de ma joue et d’avoir vu la vie sous la lentille grossissante du binoculaire. Un ongle suffisait à faire apparaître l’infime vie retirée de moi, de ma joue, était-ce là tout? 

  Avec toi, on a une dernière fois encore joué à Blake et Mortimer, arpentant Londres en tout sens.

  J’ai jeté tous les collants, je n’aurai plus jamais les jambes de boue.

  C’est sous le portique de l’église Saint-Paul que le professeur Higgins rencontre la petite marchande de fleurs Eliza Doolittle, qu’il transformera en femme du monde pour gagner le pari engagé avec son ami Pickering.

  J’ai gardé les lettres brouillées d’amour de cette tante ivre de vie, la seule femme qui m’ait vraiment aimée écrivait de travers des mots d’amour maladroits. Sur la page quadrillée, les quelques lignes tracées bouclaient avant de s’envoler comme attirées par le ciel changeant sous lequel sa pauvre vie s’étirait. Déchirée, elle a crié sa douleur sans trouver d’écho. Elle a fini morte. Le silence. Ma langue n’est pas ma langue, si j’avais persisté dans la langue maternelle, j’aurais gardé le silence. Le silence ne se parle pas, il se respire. Ma mère sent le silence, une odeur aigre. Je pense à la mornée que je deviens par toi, lancée dans l’air, une fair lady toute tombée.

  Dimanche, 13h, fin du marché, nous sommes revenus rue Montorgueil. Deux hommes marchent en se tenant par l’épaule, leur visage pareillement rougi, leurs prunelles noyées dans le jaune rosé de leur orbite. Le plus grand garde la main posée sur l’épaule de l’autre, de son oreille du sang a coulé, dont une goutte reste suspendue au lobe.

  Il dit : “oui, mais maintenant on va manger...”.

  Et l’autre répond : “avant de boire, il faut manger.”

 

  J’entends tomber la pluie berceuse. Il arrive qu’après plusieurs belles journées de soleil, la pluie me manque. Le toit craque, c’est la chaleur du jour qui s’en va et réveille le zinc lorsque vient la nuit. J’ai beau me noyer dans des bains toujours plus longs, boire des quantités d’eau, rien n’y fait, l’eau de la pluie manque. Comme un coupe-gorge dans lequel je me serais hasardée, se multiplient les mauvaises rencontres, les chutes douloureuses, les égratignures sans cesse avivées. Ma main reste inerte, elle ne cherche plus l’aine chaude et vivifiante, elle se perd à battre la mesure de la musique qui n’est cette fois qu’intérieure.

 

  Elma dit : laisse-moi aller, tellement de choses encore, à faire dehors. Mon ultime hiver, une journée froide et belle de fin de saison, à Chantilly, vu quatre chevreuils. Cette nuit je les ai fait courir sur la dune du Pyla, dans le bois rempli de brume, sautant de ci, repassant là, je les ai suivis, ils se sont arrêtés, désorientés, puis sont repartis. J’ai aussi retrouvé Simonetta, la Vespucci au long cou orné du serpent de l’immortalité, qui jouera mon Cosimo?

  Le type du Palais-Royal aux cheveux blond doré jusqu’aux épaules, sa barbe épaisse roux clair, ses yeux clairs riaient. Un lion en chemise kaki beige et pantalon de treillis, assis au bord du bassin, fumant et riant au soleil, devenu un dieu dans cette foule bigarrée. Un clochard de l’année, tout neuf, trente à peine, beau comme un dieu-hilare semblant dégager le soleil des jours d’avant. Phaéton a retrouvé son père.

  Puis c’est la chute. Redevenu homme, mortel, faillible. Son corps cède au vent, à la pluie, à la mauvaise nourriture. Je l’ai vu s’abîmer, je l’ai vu traîner la jambe de tout son corps déhanché, le visage rougi, brûlé par le froid. Avenue de l’Opéra, l’ai vu avec bouteille de vin, imperméable trop long et bonnet trop bas sur les yeux comme un enfant débile. L’ai aperçu de loin, rue de Rivoli, sa démarche bancale, ses cheveux ramassés vers l’arrière, retenus attachés en queue sous sa casquette. Ai pris le temps de le regarder, ai marché un moment derrière lui, parlait-il seul? à voix haute? n’ai rien entendu, l’ai dépassé, visage détendu pour lui donner mon plus beau profil, ai continué silencieuse.

  Parfois quand j’écris, une musique terriblement triste mais belle gronde dans ma gorge, laissant ma langue immobile, la musique semble venir de mes yeux - l’encre sur le papier- comme l’émission sonore de mon âme à nu. Souvent très beau, un murmure accompagne ma main qui trace, trace, et s’élance dans la course finissante...les yeux me font mal, l’encre brille, je vois mal, l’encre fraîche m’éblouit trop, il faut que je cesse un moment pour regarder les toits en face, le lointain. Attendre que l’encre sèche, bue par le papier, comme si écrire me séchait aussi les yeux. Je me lève et j’y ajoute quelques gouttes bleues.

 

 


 

                                       

 

 

 

Ecrire ou la lutte avec l’ange

 

 

 

  Ecrire, quelque chose d’une activité schizophrène. Plus jamais seul ici, à sortir de soi d’autres vies sans pourtant croiser d’autres corps. On reste seul d’une solitude pesante. Do not step on the wings

  J’écris, avec souvent pour seule compagnie les mots d’un autre, j’ai bourré une demi-douzaine de marionnettes de sciure qui était mon sang..., telle une ritournelle muette logée derrière les yeux, Heiner Müller murmure à mon oreille inlassablement. On aimerait parfois voir les choses écrites prendre corps, pour les saisir à bras-le-corps.

   L’écrivain dit : j’ai lu beaucoup pour Elma, pour comprendre ce que je vais lui faire et que je (me) ferai, ne me ferai pas...

  Elma dit : cet après-midi, j’ai dormi comme une mouette. J’ai échoué à trouver une place dans les yeux des autres, encore la vieille même histoire de miroir qui me prend sans me réfléchir tandis que je me tiens là, à le regarder ne refléter rien que les entêtantes volutes du papier peint. L’homme - quel homme déjà?- et moi, hors du temps, hors de l’image, ne trouvant pas grâce dans le miroir.

  L’écrivain dit : ce serait terrible, n’est-ce pas, si l’enfant se regardait dans le miroir et ne voyait rien? Comment après cela pourrait-il se convaincre d’exister? Surtout, mon Elma, je dois faire attention à ne pas marcher sur tes ailes, te laisser aller.

  La question est : si je dis tout, si j’écris tout, restera-t-il encore quelque chose à dire? que me dirai-je encore à moi-même? quelle matière prendra la place de ce qui y est déjà, alors quoi? La réponse qui vient, c’est : tant que mes yeux voient, il y aura toujours quelque chose à écrire. Tant que j’ai un regard, il y aura toujours quelque chose à voir. Tant que je suis en vie.

  L’écrivain dit : je l’ai seulement vêtue d’un slip pour la pudeur.

  Elma dit : pour que mon sexe ne m’abandonne pas encore...

  L’écrivain dit : pour que son sexe, elle ne l’abandonne pas, son corps oui, mais elle n’offre pas son sexe qui reste indélébile sous l’étoffe noire. D’ailleurs, la femme qui la regarde aussitôt après la chute, s’interroge et hésite sur le sexe de ce corps catatonique, blanc,  le visage ne suffit pas à la renseigner. L’information principale reste celée sous l’étoffe. Un trouble naît chez l’observatrice de l’indétermination sexuelle de ce corps dénudé, mais couvert.

  Un autre dit : et toi l’écrivain, tu dois replacer ce corps, de la réalité à la fiction. Le sortir de ta réalité pour le poser, l’étendre dans un nouvel endroit, l’espace de la fiction. Tu le déposes dans la fiction de ce trottoir gris et froid, de cette fin d’hiver. Et là seulement il t’est permis de le trouver beau ce corps de la morte sans que ce soit obscène, parce que c’est un rêve, une rêverie, on ne va pas juger un mirage. C’est ta création que tu apprécies, le mirage de l’écrit. Et Elma, direz-vous? Je l’ai laissée tomber dans la béance de la nuit, qui est-elle? que lui as-tu fait? son si jeune corps? si blanc?

  Et toi tu penseras, moi allongée là deux ans et demi, lui deux mètres. Moi, deux maîtres...

  Qu’est-ce à côté de cela, ce que j’ai fait d’Elma, mon double. Ce que j’ai fait à Elma, ma doublée, mon doublon, ma morte intérieure, ma suicidée n’est qu’un double, suicidé pour ne pas mourir.

  Pendant ces moments-là souvent le bruit de l’eau... J’entends l’eau couler, qu’elle faisait couler sur ses mains longtemps pour faire disparaître les taches de sang. Elle grelottait au-dessus de l’évier, sans voix, l’hiver alors la faisait trembler. Elle espérait toujours que ce serait le dernier hiver à trembler, parce qu’après il ne se peut pas que je ne trouve pas un endroit chauffé, un appartement aux dimensions normales, acceptables, accueillant. Elle n’en finit pas de frissonner dans le courant d'air.

  Et enfin dans la douceur, pouvoir marcher presque nue derrière les vitres closes sur l’hiver au-dehors. Le moment est là, presque nue à marcher sans trembler, je sens le moment venir. Il est bientôt là.

  C’est Elma qui parle : une femme là-bas, de nuage gris, court dans le ciel bleu par-dessus les toits, je vais la rejoindre, et aussi l’enfant près d’elle qui lèche sur le sol les taches de soleil, plaisir mêlé de chaleur et de lumière à prendre dans ma gorge. Ce n’est pas sale maman, de lécher le soleil...

  Comme une fulgurance de l’écriture, un train lancé et sentir que ça peut être très beau, que c’est très beau. On ne sait pas si on résistera à la foudre, si on sera assez fort pour aller jusqu’au bout, si on ne sera pas arrêté en chemin. Tirer le fil, mettre en ordre. En sera-t-on capable, à tout moment, la même question qui revient, en sera-t-on capable, demain en serai-je encore capable?...le flot en moi s’est tari.   Je n’entends plus la voix du dedans, plus rien ne remue dedans, l’eau immobile. Je n’ai plus rien à me dire, je ne trouve rien à me mettre, je suis muette à moi-même. Extinction de voix, de moi. La voix s’est tue, je me tais. Etre à l’écoute, en ce moment où est ma voix(e)? Comme si j’avais coupé le son, arrêté d’émettre. Je fais silence à moi-même. Mes sentiments et sensations m’apparaissent flous et inconfortables,  encore une fois bien sûr, alors que l’été a été serein. Enfin je repense à juillet, début août, bon.

  L’écrivain dit : ça, après que l’homme l’a quittée, avant janvier, février. J’ai sorti Jonas du ventre de la baleine, je l’y remets, ça y est,  dernier sursaut, je sens que la naissance s’annonce.

  Elma reprend : je sens que la naissance s’annonce. J’avance, là, à prendre le soleil, prendre un soleil, elle s’est pris un soleil, je vais faire le grand soleil à la barre. Capoter : être renversé. Chavirer.  Basculer.  Culbuter en parlant d’un véhicule. Chanceler. Vaciller.  Après la solitude d’août, vous allez me retrouver sauvage et blanche, il va falloir réapprendre la parole. Seule crampe, les mains à force d’écrire, à force de jouir. J’écris trop, les vaisseaux de ma paume se dispersent sous ma peau, le sens se répand sous la peau de ma paume, la paume écrivante. Je jouis trop, ah bon, première nouvelle.  J’écris encore l’enfant bafouée, aimable avec ceux qui ont abusé d’elle pour éviter qu’ils recommencent. Dans le salon d’essayage, me voilà enfin réapparue, dans le seul miroir à  réfléchir mon désir, l’image de moi, l’autre moi-même que je peux aimer, que je peux penser.

 

  Lundi soir, trois fillettes se sont jetées de la fenêtre du huitième, dans la banlieue de Moscou. Tania. Macha. Aliona. Seules. Une à une. Après elles, la neige est tombée, effaçant. Un corps de fillette tombant dans la neige, ça fait seulement chhhh...à peine plus que le chant assourdi du balai de rue. Quatorze, douze, onze. Amoureuses du même. Leur dernière volonté, être couchées ensemble au fond d’un cercueil rouge et noir. Tania, dans son journal intime, jouait au jeu des questions, à la question 36 : que feras-tu si le garçon que tu aimes te quitte?, Tania avait répondu : je sauterai du quatorzième étage. Elle s’est jetée du huitième. Tania. Macha. Aliona. Seules. Une à une.

 

  Rêve. Un enfant garçon, nouveau-né dont je maintiens la tête,  semble sans connaissance. Je pense appeler le médecin, je consulte ma sœur, qui me dit d’attendre, si on appelait le médecin à chaque fois que ça s’assoupit un peu... le cou du nouveau-né est très souple, comme sans os, j’embrasse sa figure avant de l’emballer dans une couverture, pour le déposer enfin au fond d’une petite boîte. Du temps a passé, une femme vient chercher l’enfant, c’est sa mère, maintenant il devrait avoir 15 ou 19 ans. Comment lui dire qu’on ne l’a plus, ce fils, qu’il est mort depuis longtemps, qu’on n’a pas su s’occuper de lui.

  Vertiges et tremblements, moments de “blanc” où ma pensée s’arrête. Au réveil, j’ai marché jusqu’à la Seine et retour. Chaque jour marcher jusqu’à la Seine et retour. Je pense à ce héros au pied ailé, le messager des dieux, j’ai une petite plume de pigeon mort - pourquoi mort? - collée à la semelle de ma chaussure.

 

  L’écrivain dit : l’histoire d’une femme en train d’écrire son deuxième roman, ce faisant, elle s’étiole, sent l’impossibilité d’un printemps de plus. Un chapitre intitulé (Par) les yeux d’Elma, qu’est-ce qu’on y voit? Une jeune femme dans la mer, cauchemar de la fillette sacrifiée, le clochard de la Tamise, celui de Montorgueil à l’oreille ensanglantée, Turner ou bien Beuys, le regard bleu de Beuys qui la faisait pleurer, la ferait pleurer ... à mourir pour mourir, je choisis l’âge tendre... chercher cette chanson de Barbara, elle pourrait trotter dans la tête d’Elma. J’ai trouvé une belle chanson triste de Reggiani : Maumariée, oh maumariée.

  Quand ils t’ont trouvée / Si blanche et dorée / Blonde, blonde, blonde / Maumariée, oh maumariée / Quand ils t’ont trouvée noyée

  Dans le courant / Entre tes draps de mousse / Dans le courant / Les yeux fermés si douce / Comme un jardin de fleurs / Comme un jardin / Comme une fleur sauvage / Tu fuyais ton malheur / Entre deux eaux / Entre deux eaux

  Et j’étais là moi / J’étais là / Inutile et vain / Avec mes deux mains / Imbécile et froid / Avec mes deux bras / Avec tout ce corps / Qui regrette encore / Maumariée / Je t’aurais consolée / Moi, maumariée / Que j’aurais su aimer

  Et tous les hommes qui sont là / T’auraient ouvert portes et bras / Tous auraient voulu empêcher / Cet irrémédiable péché / Toi si blonde, maumariée / Toi si blonde, mal mariée

  Maumariée, oh maumariée / Quand tu t’es sauvée / Si blanche, si dorée / Blonde, blonde, blonde / Maumariée, oh maumariée / Quand tu as désespéré

  Ne pouvais-tu / Ne pouvais-tu m’attendre / Ne pouvais-tu /

  A cet instant comprendre Que je courais vers toi / Que je courais / Comme vers une source / Que je courais / Ignorant que ma course / Me conduisait là-bas / Au bord de l’eau / Au bord de l’eau

  Et je suis là moi / Je suis là / Avec mes deux mains / Qui ne tiennent rien / Ton image en moi / Qui ne s’en va pas / Avec tout mon corps / Qui regrette encore / Maumariée / Jamais je n’oublierai / Moi, maumariée / Que j’aurais pu t’aimer

  Maumariée, oh maumariée / Quand ils t’ont trouvée / Si blanche et dorée / Blonde, blonde, blonde, blonde, blonde, blonde...

 

  (janvier) Et Elma reprend : les suicides-naissances, se suicider c’est essayer de naître autrement. Chute, fenêtre, falaise, c’est tenter une autre chute. Pendaison, comme se passer le cordon ombilical autour du cou. Médicaments, alcool,... pour vomir tout l’intérieur.  Noyade,   retourner dans les eaux. Arme à feu, couteau, fendre l’épiderme, verser son propre sang, libérer le sang pris dans le corps.

   J’ai jeté du sable sur mes désirs ainsi qu’on fait sur la neige pour empêcher de glisser et perdre l’équilibre à se rompre. Ainsi transformée en boue désirante, je m’empêtre, m’embourbe. Il avait léché mes jambes longuement après la pluie glacée, les jambes d’une femme après la pluie, lécher les jambes d’une femme. Il me prend, il se reprend, il s’y reprend à deux fois. Les hommes ne conçoivent pas les femmes, femmes et hommes sont tout deux conçus par des femmes. Avoir envie d’un ventre d’homme, de l’embrasser longtemps entre les cuisses, d’aller longuement sentir son ventre, pas seulement un homme a le désir du ventre d’une femme. J’ai du mal à trouver du plaisir à mes rencontres avec cette fille parce qu’elle peint mal ses lèvres, elles sont trop foncées et trop minces.

  Toujours écrire fenêtre ouverte, écrire un peu puis sortir absolument, donc ce jour-là elle a écrit un peu, puis elle est sortie...


 

                                     

 

 

 

 

Jonas rassemble ce qu’il peut d’Elma

 

 

  (quelques notes éparses d’Elma prises en vue d’écrire quelque chose.)

  L’histoire d’Elma est celle d’une unité perdue, impossible à trouver. Jonas a regardé dans les papiers d’Elma, les tiroirs pour comprendre. Il a alors trouvé ce qu’elle écrivait à quinze ans, ce poème et les différentes fins qu’elle proposait, ça parlait de sang impur... Il a lu les brouillons qu’elle gardait des lettres à l’amie d’adolescence, sur une feuille bleu pâle pliée en quatre il a lu ces seuls mots d’elle à elle :je t’aime . Une rédaction dont le sujet était : que ferez-vous de votre majorité? Elma répondait longuement avec application, avant de terminer : quand j’aurai dix-huit ans, je sauterai par la fenêtre et je partirai.  Ce poème à options est écrit comme une sorte de sonnet :

  Leurs ailes d’airain s’abattent sur mon ventre blême/ Le caressent, le redessinent, le frôlent de leurs lèvres humides, l’effleurent de leur langue (de chat) rugueuse et froide; ils posent leur tête sur mon ventre, leur tête chaude et douce/ Ils sculptent leur profil dans ses rondeurs juvéniles, encore seulement à l’état de naissance. Ils serrent un peu trop fort ce ventre livré au plaisir/ Ils partent.

 

  Leurs ailes d’airain s’abattent sur mon ventre blême/ Involontairement, comme un jet de flèches mal orienté/ Ils tâtonnent, ils retournent, ils sentent et reniflent ce que renferme ce ventre/ Ils lèchent au hasard, avec rapidité, ils prennent, ils volent, leur profil s’estompe. Ils serrent à peine ce ventre étonné de si peu de plaisir/ Ils partent.

 

  Leurs ailes d’airain s’abattent sur mon ventre blême/ Ils pressent, ils mordent, ils pincent, ils frappent de leurs mains étrangères ce ventre qui leur était offert/ Ils savent où. ils vont, ils savent ce qu’ils font : mal, vite. Ils plaquent leur profil sur mon ventre, qu’ils laissent telle une trace indélébile sur ce ventre effrayé de ce plaisir si mal donné / éprouvé. (ils laissent l’empreinte de leur profil sur mon ventre)

 

 Qu’en sera-t-il des autres qui viendront après, ensuite, plus tard...?

1. Leurs ailes d’airain ne s’abattent plus sur rien/ Mon ventre n’est plus blême, il est rose et ferme.

2. Leurs ailes d’airain ne s’abattent plus sur rien/ Mon ventre est dévasté, il n’est plus que cendres qui terminent de  se consumer.

3. Leurs ailes d’airain ne s’abattent plus sur rien/ Mon ventre ne s’offre plus, il se vend.

4. Leurs ailes d’airain ne s’abattent plus sur rien/ Mon ventre ne se donne plus, ni ne s’abandonne/ Il est son propre maître...(daté du 8 déc. 85)

 

   Sur trois feuillets jaunis détachés d’un bloc de format poche :  LAHAIVILLE, 4è.

    Jonas parle : j’avais écrit sur ce carnet en forme de variation, elma aimée / elma tu es/ elma tué. Trois lignes auxquelles Elma a  ajouté au crayon, elma s’est tué / elma sais-tu? / elma s’est tue. En face elle a recopié un refrain,  Summertime, time, tim e/ Child, the living is easy / Fish are jumping out / And the cotton, Lord / Cotton is high, Lord so high. (Gerschwin) 

   Sur le second feuillet : Pasolini, Burroughs, ces deux noms suivis de ce qui semblait être une adresse, illisible.

   Sur le troisième feuillet une courte histoire: Eddy passa cette journée-là à transporter des palettes pour se construire une maison. C’est seulement le soir qu’on s’aperçut que les mains du petit garçon étaient pleines d’échardes, le mal était si vif que sa mère renonça à les lui ôter, elle attendit qu’Eddy soit profondément endormi, et durant plusieurs nuits se leva pour tirer les aiguilles de bois des petits doigts meurtris. Passe tes nuits à enlever les échardes de mes doigts,  les brûlures de mes doigts couverts d’échardes.

   Titre: la (le mot qui suit a été barré) précipitée... de l’attente de L’orage de tôle  arriver à ... la précipitation d’Elma.

  Ma bouche tendue vers toi pour t’entendre. Bouche ouverte, bouche tendue, passer du temps à écouter. Celui qui oublie jouit plus que celui qui se souvient. (oh, Pasoline, Pasoline...)

  Jonas continue à parcourir le paquet d’extra-strong. Jonas lit : en écoutant le Requiem, moi je n’arrive qu’à respirer, je ne parviens qu’à essayer de respirer correctement pour ne pas mourir tout de suite. Toi, tu chantes, nin, nin, nin... tandis que je dois me concentrer pour continuer à respirer, pour respirer encore, pour ne pas oublier de respirer.

 “De ce qui ne reviendra plus, c’est l’odeur qui me revient.” Barthes, presqu’homonyme d’un fameux gardien de la Coupe du monde de football... L’odeur de son crâne, mon grand-père disparu, avec son chapeau de paille et sa bèche sur l’épaule. Tu dors? être une femme remarquable plutôt qu'une femme qu’on remarque.

ISATIS renard des régions d’Arctique. A l’encre bleu pâle: un combat de centaures corne dans corne.

Couleur tango : orange très vif

J’ai mis mon dos à l’écorce, Mon enfance, Barbara.

se blesser les doigts en épluchant les châtaignes.

A l’encre bleu pâle: le petit garçon aux mains meurtries d’avoir voulu un toit.

Le saut dans le symbolique / je n’ai pas pu / je n’ai pas plu / trop fort pour moi / plus fort que moi

Passe-passe, un titre pour Elma 2. Elma devient l’invisible espoir de la fin.

L’homme ou la bête. L’aboiement, quand l’éternuement ressemble parfois à s’y méprendre à un jappement de chien. Trois corbeaux venant de l’est se suivent et s’en vont vers l’ouest, viennent de passer.

J’ai remarqué que lorsque j’inspire profondément, mon ventre se creuse, où va l’air qui me ferait vivre? de quoi je vis si l’air que j’inspire ne m’emplit pas, mais me vide. Elma : je vais un peu manquer d’air, une fille pauvre en mots. J’étais alors toute petite, et on m’a fait quelque chose que je n’ai plus oublié. Le dire, oui, déjà bien. On m’a fait quelque chose que je n’ai pu expliquer, j’ai gardé mon secret longtemps. Les parents ont laissé faire, lorsqu’ils ont su, ont fait cesser l’acte sans le sanctionner, c’est alors que je pensai longtemps qu’il ne méritait donc pas de sanction. Une interdiction, mais pas de punition, on m’interdisait d’être caressée par un homme,  c’est tout, on ne le punissait pas de l’avoir fait. C’est la faute de cette femme qui te gardait, qui se préoccupait trop de son apparence, si j’avais su qu’elle vous laissait sortir, disais-tu, maman, il y a peu encore. M’as-tu une fois seulement demandé si j’avais souffert, il t’a fait mal? Mon corps, maman, ça va, mais n’y-a-t-il que cela, le penses-tu donc? L’âme, maman, il y a l’âme dans ce corps qui devenait sourde de douleur, d’oreilles bourdonnantes, tu comprends ça, maman? J’ai disparu longtemps pour ne pas tenter le diable. Ecrire me procure un bonheur singulier, la fiction rencontre la réalité, la rencontre que je préfère, celle de la fiction qui frôle la réalité.

  Rêve. Retour dans ma maison, une cabane désertée, bric-à-brac, un cabanon au fond du jardin, comme une maison dans les arbres. Le retour du grand-père, mon oncle touche sa main, et dit que le tissu conjonctif est irrigué, le sang circule de nouveau, les veines se gonflent, la vie reprend. C’est ça, il est vivant, à chaque fois que je parle de lui à quelqu’un qui l’a connu. Le sang circule de nouveau dans son corps le faisant se dresser dans notre âme, notre cœur.

   Je me regarde dans le miroir,  les veines autour de mes yeux sont apparentes, semblent éclatées. L’alentour de mes yeux est rouge, je ne peux pas rester comme ça, comment ai-je pu ne pas m’en apercevoir au fur et à mesure, il faut que je fasse quelque chose, urgence

   On écrit pour que les choses ne restent pas dans la tête, en sortent.

  Lui et moi dans la rue, LUI. ne marche pas trop vite, restons ensemble, attendre plutôt que se projeter dans l’avenir. A l’appartement, MOI. Quand nous entendrons-nous?/ LUI. Quand tu te tairas.

  Aujourd’hui, le ciel couleur d’eaux stagnantes, un ciel d’eau stagnante, gris jaune et vert, un ciel à ne pas y baigner les yeux. Une grande accolade réunit ces quatre dernières phrases sous un gros elma. Jonas lit plus loin : j’ai regardé la page blanche, j’ai vu l’ombre des mots pas encore venus (écrits). L’ombre des phrases, des mots est déjà sur le papier, reste à les écrire, à trouver la force de les écrire, l’énergie du corps, du poignet, des doigts qui tiennent le bâton d’où sort l’encre. Lorsqu’on regarde les mots écrits, on ne peut plus voir leur ombre, comme lorsqu’on détache les yeux de l’ombre pour les poser sur le sujet réel, on perd l’ombre de vue. L’écriture est un aller-retour incessant entre l’ombre des mots et soi-même, de l’ombre à la lumière.

( à Jonas mon canari) le beluga, les marins l’appelaient “canari des mers”, ils entendaient son chant à travers la cale des navires. Lorsque le canari des mineurs s’est tu dans sa cage, le temps est venu pour eux de remonter pour échapper aux émanations de gaz.

 

  Il a ôté ses chaussures, il est assis sur un banc de pierre, regarde sans pensée dans le vide devant lui, se masse le pied couvert d’une chaussette marron, quel bien ça semble lui faire. Un peu à l’ombre de ces journées de canicule, sa tempe grisonnante se détache sur sa peau noire, costume bleu moyen, cour Napoléon, à l’heure du dernier soleil, après le travail.

 

  EPISTAXIS. Je me suis demandée souvent pourquoi les amis d’écrivains leur offrent des stylos Mont-Blanc. Pour ne plus voir l’encre tacher leurs doigts, les doigts souillés, les doigts qui parlent trop, les doigts qui disent l’acte d’écrire, pour effacer la trace de l’écriture sur les doigts, l’inavouable. Pour que l’écrivain soit esthète, ne soit plus seulement, pas seulement un homme qui se met de l’encre sur les doigts lorsqu’il a écrit quelques lignes, l’encre sur les draps, sur les vêtements.

  L’encre comme le sang qui coule, boire l’infusion rouge d’hibiscus pour écrire. Boire beaucoup et sentir le liquide traverser le corps et que ça circule, ça draine les choses à venir. Ecrire pour éliminer les débris de vie qui encombrent l’esprit, laver l’esprit, devenir fontaine. Qui viendrait s’abreuver là? Viens boire à ma source de vie, viens boire mon sang. Offrir un Mont-Blanc comme pour dire : je ne veux plus voir ton sang couler, ton sens couler, la trace apparente des toxines éliminées comme si ça coulait de l’esprit, l’esprit coule. Viens boire à mon esprit, ça découle,  fluidité de l’encre comme l’esprit délié, l’esprit des liés qu’on trace sans fin, surtout sentir cela que c’est sans fin. Coule toujours, cours toujours, tu ne pourras pas m’attraper. Le tonneau des Danaïdes lorsque j’écris, se remplir pour se vider sans peur, pas seulement se vider, je ne pourrais pas me vider là seulement, perdre mon sang, perdre tout mon sang, perdre mon sens, être sans. Tandis qu’entre le rouge sort le bleu, l’encre fraîche, attendre que ça sèche, le sang frais, attendre que ça ne coule plus. Les saignements de nez m’ont peut-être donné envie d’écrire. Ecrire avec le doigt, tracer du doigt dans le sang frais pour donner du sens à ce sang sans quoi on meurt, pour maîtriser ce qui sort de soi sans qu’on puisse le retenir, pour ne pas perdre son sang sans que ça ait un sens. Je perds mon sang, qu’est-ce qui reste? Je perds mon sang, je retiens le sens, ça coule de moi, ça ne coule plus, alors l’encre et les mots tracés brillent encore dans la fraîcheur de l’encre, ça coule encore, cours toujours. Un petit sexe tenu d’une main ferme, entre le pouce et l’index, reposant sur l’annulaire, pas de va-et-vient et l’écoulement est régulier, odorant parfois comme la semence, le jet de l’acuité, ce qui sort lorsque le creux se serre au ventre, l’acuité éjaculante (éjaculatoire) de l’écriture sans laquelle rien ne peut se décharger... L’écriture, c’est le corps qui danse, la grande ondulation du danseur. L’écriture c’est le corps qui danse et l’esprit qui chante le corps qui chante et l’esprit qui danse et l’esprit qui chante.

 

  Le slip blanc de la petite fille devient le slip noir qui tranche sur la peau blanche d’Elma Tellier suicidée, une femme qui aurait du sang sur les doigts au moment de la survenue mensuelle de ses règles qu’elle ne pourrait jamais cacher, comme le sang sur la clef de Barbe-Bleue, une  qui se brûlerait toujours la langue à la première bouchée comme pour se priver du plaisir des suivantes. Je déteste cette brûlure-là, qui coupe tout mon sens et tait le goût.

  La femme se donne / l’homme la prend / et si l’homme se donnait / et si la femme le prenait / qu’est-ce qui change alors? pourquoi la femme se donne? elle prend l’homme en elle, elle a l’homme en elle.

   Quand j’écris j’arrive même à me faire des haricots beurre en charpie, les mêmes que ma mère, trop cuits parce que j’ai oublié le temps domestique pour celui d’écrire. Ai mangé du chou jusqu’au soir en buvant du thé vert.

 

 Pour un nouveau roman, le deuxième, l’histoire d’une femme à naître, d’une femme qui tombe, trouve sa résolution dans la chute, sa naissance à elle. Je viens vers toi les yeux voilés/ ant. les yeux brillants. Comme si je n’avais pas encore commencé à vivre, comment alors pourrais-je donner la vie? Comment un enfant pourrait-il naître, venir de moi qui ne suis pas encore advenue à moi-même. Il faut encore que je tête toutes les trois heures, ces petites quantités de nourriture absorbée souvent tout au long d’un jour. Quand commencerai-je de vivre? alors le moment écrit de la fenêtre qui s’ouvre comme une illumination. Ouvrir la fenêtre, et naître encore une fois, tomber, être expulsé, comme une nouvelle naissance qu’on se donnerait à soi-même, mais trompeuse, naissance qui se confond avec la mort.

  Questions à l’homme qui me quitte -pourquoi ta langue désertait ma bouche? Avais-tu peur de donner ta langue au chat ou quelque chose comme ça? Peur de perdre ton souffle? Tu ne sais pas me sentir, te souviens-tu de l’odeur de ma peau d’hiver, de l’odeur d’été? As-tu vu les veines bleues saillir derrière mes genoux? As-tu doucement suivi du doigt leur tracé pour ne pas m’éveiller de la sieste, me tirer du sommeil, de mon sommeil d’œuf? Sais-tu que mes cheveux sont doux, et changent d’odeur eux-aussi avec les saisons?

  La danse, le corps qui parle, élargir le lexique du corps, le faire parler d’autres langues, accéder à un nouveau monde venu avec le temps pour mieux habiter l’espace, pour sentir davantage l’air sur les membres.

  Mes membres  vont bientôt frôler l’air. Rassembler l’être éparpillé, comme un être en fuite. La pupille de cette petite fille déborde sur l’iris, se sauve, se débine comme pour couler hors de l’œil. L’être se sauve, se débine. Cette fillette est sortie trop tôt du four maternelle sans attendre que la peinture sèche. Pause.

 

Jonas se remet à lire : les feuilles suivantes sont toutes écrites à l’encre bleu des mers du sud.

  A la tombée de la nuit je laisserai choir ma vie, mon corps pour une autre vie. Le pavé sera mouillé, le temps frais à froid, vent de nord à nord est. Le pré sera mouillé, mais le pavé sec. Comme on prépare un voyage, une traversée en mer.

  J’ai dormi après le travail, une fois rentrée, je me suis douchée, ai enfilé un slip noir, celui pour le pantalon noir, puis me suis glissée dans les draps. A 21h, je voulais voir le jour, je me suis approchée de la fenêtre, l’ai ouverte pour aller à la rencontre du jour, était-il en bas? peut-être me fallait-il descendre plus bas, le jour était-il plus bas encore? J’ai glissé le long de l’air du soir, puis tout blanc, moi blanche morte sur le pavé, blanche morte qui dégouline de sang et d’urine, mon humeur s’échappe... m’a échappé pour une fois.

  Voix d’Elma : je voulais seulement voir les images défiler, voir le film de ma vie.

   Feuillet suivant (les dernières phrases d’Elma.):

   Je suis restée un long moment à regarder le ciel blanc de nuit, debout fenêtre ouverte, cinq degrés, les yeux au ciel, tête renversée, un crachat dans la gorge, la substance visqueuse et odorante dans la gorge (ça pourrait être le fluide de l’homme, le sperme de l’amour l’après-midi), un peu de sang encore et ce sera fini. Elle sera finie, là, avant d’avoir commencé, nue, bras serrés contre mon corps, voile de coton blanc, déjà l’hiver. Glenn Gould chantait, jouait, ses doigts allaient sur le clavier les variations Goldberg, sa voix qui me dit ”viens”, j’entends des voix, les notes martèlent mon dos. Exaltée toujours par le ciel blanc. Il vient vers moi les mains vides le jeune homme à la veste de peintre. Pas de feu, sans voix, pas de mots, sans poésie, tout ça avance là dans ma tête comme une troupe désarmée court après sa raison et ses forces, tout contre ton silence, n’oubliant rien de ton dernier silence, celui celant l’attachement à une autre. “ les nomades dans le désert n’abattent jamais un arbre vivant”, une belle phrase d’exergue...

 

  Feuillet suivant :

  L’histoire d’Elma, de ce qu’elle a vu avant sa chute, de sa chute, de ce qui reste après elle, devant la fenêtre, elle voit, une femme de nuage gris court en face sur le ciel, sur le bleu en face, sur le ciel en face par-dessus les toits, bras grands ouverts, vêtue d’une  jupe largement évasée, comme un derviche allant nu-tête. Je veux être une femme dans le ciel, devenir cette femme aux bras écartés qui évolue dans le ciel en face et qui a réussi à trouver une place dans les yeux des autres.

 

 Feuillet suivant :

 Sur le pavé enfin, Elma s’est posée, tête ouverte. Laisser ma tête s’ouvrir pour laisser s’échapper toutes mes pensées, libres, les laisser couler sans les rattraper, sans plus jamais pouvoir courir après mes pensées. Enfin délestée de mes pensées, de ces mots intérieurs qui chuchotent à mon oreille, me parlent sans cesse. Arrêter le flot des images, des humeurs, c’est ça aussi mourir. Ouvre-toi aux autres, offre-toi aux autres. Enfin ouverte à celui qui vient, qui viendra. Enfin prise pour l’éternité, enfin elle se donne pour l’éternité. Et je serai tombée sur le pavé, le sang coulera de mon oreille enfin ouverte. Ce que tu voulais, toi l’homme qui glissait ton sexe en moi, deux ans et demi, comme la lame d’un couteau entre deux coques de noix, c’est cela que tu voulais, m’ouvrir en deux? Voix d’enfant: je te le donne ce que tu voulais et le sang des mots coule de mon oreille, écarte mes jambes donnant libre accès à ton membre tendu, livrant passage, doucement déchirée jusqu’au sommet du crâne, de ma tête, aussi doucement que se déchirent les pétales d’un coquelicot, sans bruit, aussi doucement que l’œuf double de papier à l’intérieur de l’œuf. Hors du panier l’œuf a glissé, s’est échappé. Elle s’est écrasée là, tout près de moi. Je ne veux pas voir la femme écrasée. Quand je suis passée là, son corps a frôlé le mien. Je palpite encore, mon cœur bat encore un peu, ultimement. Le pigeon l’autre jour sur le trottoir maculé de ses entrailles. Son œil cligne lentement, puis disparaît, se ferme dans l’autre monde, celui de l’immobilité que la tiédeur précède encore un peu.

   La taiseuse, celle qui se tait, celle qui ne dit pas, et tous ces mots amarrés à sa gorge deviennent douleur de la gorge infectée, douleur qui fait cracher l’humeur salée dans le blanc faïence du lavabo. Le robinet ouvert dissout l’ambre de l’arrière-gorge, ma main longtemps laissée sous l’eau en devient morte de froid. Mes doigts de deux ans et demi souillés par ton fait, j’écris ces mots, le souvenir de ton sperme dégouline sur mes mains d’enfant, menottes au fil rompu qui jouent encore aux marionnettes. Les mots sortent de ma bouche pour que ma bouche me soit rendue, les mots sortent de ma bouche pour repousser ton sexe qui s’en approche, pour qu’il ne finisse pas de m’étouffer, c’est fini maintenant, hein, dis...je le sens venir et toucher mes amygdales, je sens le haut-le-cœur.

 

Feuillet suivant :

(l’écrivain dit:) l’homme s’appellerait Jonas. Elle l’appellerait Jo, lorsqu’elle lui écrit ces lettres silencieuses, lettres mutiques, qu’elle lui adresse mais jamais ne lui donne à lire.

(elma dit:) entre en moi, comme tu étais dans le ventre de ta mère, viens, entre dans le ventre de ta femme.

(l’écrivain dit:) Jonas a trouvé ses poèmes. “ Les ailes d’airain sur mon ventre...”, et puis des lettres qui lui sont adressées. Cher Jo, ça parlerait d’une nouvelle naissance, pour naître à elle-même, une deuxième fois descendre vers le vide, dans le vide, la chute originelle. Lorsqu’elle écrit, elle voit le ciel et sait qu’elle va habiter là, qu’elle va y descendre, dans le vide bleu du ciel. Elle va naître une seconde fois en hiver, parce que de sa mère elle est venue en plein été, en pleine chaleur, a failli manquer d’eau, dénudée dans la chute pour bleuir de plaisir dans l’air vif de l’hiver, de janvier.

(elma dit:) Jo, tu fais l’amour comme un con...

(l’écrivain dit:) elle dit comment elle va mourir, ce qu’elle fera exactement comme elle le dit, comme elle l’a dit. Une jeune femme sans doute passera par là comme chaque lundi, croira qu’un clochard a trop bu, s’avancera pour trembler un peu plus tard et ne plus savoir parler. Elle pourra même croire à une fête ce soir-là au quatrième étage, balcon éclairé, trois ou quatre figures debout penchées. Elle pensera que cette femme marchait seule dans la rue, après avoir trop bu, trop ri avec peut-être ce jeune homme à l’air perdu, apeuré, hébété, effrayé, blanc, figé, navré, les yeux sur mon corps vivant, déjà mort. Puis elle comprendra que j’étais chez moi seule, après la toilette, un slip pour la (illisible) parce que je venais de l’acheter. Mon corps s’imprimera sans doute dans ses yeux bleu et jaune. Elle croisera un homme cherchant sa route derrière un plan de Paris déplié. La trace du slip noir sur mon corps déjà bleui? Elle partira trop vite sans attendre qu’on ait ramassé mon corps pour l’emmener, voudra savoir plus, ce que ça veut dire le sang qui coule de l’oreille, interrogera autour d’elle, attendra qu’une semaine soit passée pour aller demander des nouvelles au commissariat. Là on lui dira qu’on ne peut rien lui dire, mais les visages arrêtés des trois officiers de police diront ce qu’elle avait voulu arrêter dans son cours,  la mort de ce lundi de janvier, après le bain, évidemment, après les eaux perdues dans le trou de la baignoire,  la femme sortie des eaux dans l’air bleu sombre d’une nuit d’hiver.

 

  De l’effacement

 

  Un mot à sa mère signé “ta reine et...”, maman aujourd’hui je vais renaître, enfin comme de toi une nouvelle fois, à mon âme maintenant de naître. Ce mon-corps né il y a 30 ans va voir son âme naître. Maintenant que je ne suis plus un problème, il n’y a plus de problème, pense que tu n’as... je te laisse... désormais plus que des sources de bonheurs dans ta vie, ta fille qui réussit si bien, son mari que tu n’aimes pas mais qui la comble, les deux petits enfants qu’elle t’a donnés, rien que du bonheur en perspective, parce que je voulais tout ce bonheur pour toi. Sois enfin fière de moi qui te donne tout ce bonheur. Sans partage, sans mélange. Ta reine et...

  Une fois la fenêtre ouverte, j’ai appelé, comme je le faisais enfant et que tu ne venais pas, pour que tu me donnes la main, désespérément appelé après ta main, pour que tu me vois, m’accompagne, regarde maman ce que je fais. Je sais le faire. J’ai vu les plumes du grand-père voleter autour de sa tête. Maman, mes mains me font mal, viendras-tu dans mon sommeil tirer les échardes doucement de mes doigts...? J’ai fait le lit, la dernière phrase laissée sur la table, petit dernier mot. Jonas disait : pas fichu d’avoir des draps propres, pas un seul drap qui ne soit taché d’encre. Elma disait : bleu des mers du sud parce que je ne supporte pas d’avoir les doigts tachés de noir, ça c’est monstrueux et puis c’est mieux que du sang, et puis ça va avec. Elle aimait faire le lit blanc pendant ces journées blanches où elle allait vêtue de blanc, ne mangeant plus que blanc, boudin, lait, riz. Elma s’est tuée pour sans doute ne plus avoir de sang ni de larmes. Plus de sang, plus de larmes. Plus de larmes et plus de sang, enfin, plus jamais froid. Je laisse le froid à l’an 2000. Salut.

  Elma se jette de la fenêtre, au cœur de l’hiver 99, moins d’un an après être passée au Palais-Royal, et avoir pleuré les arbres tranchés qu’elle avait cru en pleine croissance. Ils ont depuis été remplacés par d’autres marronniers chétifs parce qu’encore jeunes ceux-là.

  Avant le printemps, je ne voulais pas donner d’autres fleurs, voici les dernières, hâtives, des fleurs d’hiver, des ellébores, mes préférées, les fleurs blanches de l’hiver, pour ne pas voir les couleurs du printemps.

 

                                 

 


 

Une autre voix de femme ( L’envol)

 

 

  Quand je suis arrivée, elle venait de se poser sur le sol, l’officier du poste de surveillance avait juste eu le temps de la mettre sur le côté.

  Elle venait juste de se poser sur le sol (je viens juste de me poser sur le sol). Des volutes blanches persistaient dans l’air, traces chaudes de la défenestrée encore vivante dans sa chute.

  Quand elle s’est posée sur le sol, aussi légère que la main du vieil homme, une feuille morte pèse à peine sur les cheveux de la petite fille. Dévêtue, seule la tache noire de son slip tranchait sur sa peau blanche.

  Le début, ça coulait sur le trottoir. La vie s’écoulait hors d’elle, urine et sang mêlés, fluides déjà tiédis par l’air frais. Le slip noir surtout tranchait sur la peau si blanche, une peau d’hiver. Un corps jeune et rond, replié sur lui-même. Ca dégoulinait sur le trottoir, en plusieurs endroits, incolore de la vessie, foncé, le sang jailli de l’oreille caressait la joue rebondie avant de glisser le long du bitume pour finir sur la chaussée.

  Un soir de février, un lundi froid, 21h au cadran de l’horloge de Notre-Dame des Victoires, la rue vide d’un soir d’hiver...appelle les pompiers, appelle les pompiers, crie le jeune policier en képi à un autre resté à l’intérieur du poste de surveillance de la Banque de France, à l’angle de la rue. En même temps qu’il crie, il garde les bras écartés, garant de la sûreté publique, pour empêcher les curieux d’approcher, la rue est vide, pas un chat. Un jeune homme en face regarde le jeune corps tombé, les yeux fixes, ne pouvant faire un geste, je lis la désolation sur son visage blanc sous une drôle de casquette à motif écossais. Mais que fait-elle ici presque nue, comme ivre morte. Au premier appel du jeune policier, j’avais d’abord pensé -avant de la voir- un clochard ivre, sa bière renversée, urinant librement sur le trottoir. Le corps jeune et blanc sali au côté, mon regard attiré revenait sur cette forme étendue, jeune homme ou femme, mon regard revenait encore, je n’aurais su dire, puis ai pensé femme. Qui l’a frappée, que fait-elle à être tombée là, à s’être écroulée là, ivre elle marchait nue dans les rues de février, non ce n’est pas ça. Seul le balcon du quatrième reste éclairé, des gens regardent en bas. Aller et retour. Je regarde ce corps qui ne bat pas, je regarde encore, pour vérifier, bat-il, ne bat-il pas? C’est ça qui me trouble, plus rien ne vit dans ce corps là, si jeune et pourtant si proche encore de l’apparence de la vie qui l’a empli, la mort ressemble tant à la vie, en quoi la différencier? Je ne pourrai plus marcher là où tu es tombée. Fin témoignage de la femme passante qui ne peut s’empêcher de bégayer.


 

Précipitation

 

 

  L’écrivain : elle s’est laissée tomber, il l’a laissée tomber, je l’ai laissée tomber. La seule façon pour échapper à ma propre chute, le suicide d’un nom de plume, S.(l’enfant) sans savoir, mais pressentant, t’avait appelée ma sœur de feutre... Jonas a entendu le cri, a levé les yeux, tandis qu’elle tombait.

  Jonas parle : j’ai entendu mon nom, ai levé les yeux, ai vu s’échapper de sa bouche le souffle blanc de mon Elma d’hiver, ma dernière nuit avec Elma, mon hermine chérie morte a ri dans son sommeil juste avant l’éveil. Elle a attendu que le petit de son amie vienne au jour, elle ne savait rien concernant le sexe. Une grande joie l’a prise, l’a envahie, l’a comblée, puis l’apaisement d’après la décision. Je n’ai plus lu l’angoisse marquée sur son visage, au-dessus de son œil gauche, la petite ombre inquiète avait disparu. Il y a peu encore, elle s’était arrêtée devant la vitrine d’une boutique regardant fixement son reflet, elle répéta plusieurs fois s’invectivant elle-même d’une voix impérieuse qui finissait en éclat de rire : Maman, saute de là, ça suffit, Maman, descends  de ce sourcil, il est à moi Maman, tire-toi de là, descends de mon sourcil...

  A Jonas, elle disait : je suis ton épitomé, tu verras, ton abrégée chérie, ta chérie abrégée, ta baleine antique réduite. Lorsqu’Elma portait des dessous de satin noir, elle disait qu’elle avait ses dessous de baleine.

  La mère de la morte a dit lorsque Jonas l’a appelée au téléphone. Ne pas aller là-bas pour dire, comment dire, composer le numéro, dire. La mère en apprenant la mort d’Elma a seulement dit : est-ce qu’elle a la jambe cassée? c’est embêtant, parce que demain, Elma doit m’emmener faire les magasins, c’est embêtant...

  Devant l’impossibilité de la force centripète, devant l’impossibilité d’une nouvelle façon d’être avec les autres, devant l’impossibilité de se reconstruire une nouvelle socialité, s’offrir aux autres, se sachant condamnée à le faire comme malgré elle, a-t-elle laissé une lettre qui explique cela? Alors, elle s’est coupée du monde (sui /cidé), elle a coupé le fil, de sa vie, pour tomber à ses pieds, lui offrir son corps encore une fois dans l’abandon. Abandonnée, tout à lui, parce que là sans désirs, plus jamais de désirs, échappé au désir des autres, enfin.

 

  Oscillation de son corps, à la hauteur de la poitrine les deux mains agrippant la barre de bois sec pour un dernier adieu. Là qu’elle se penche toujours pour le dernier salut aux amis avant le coin de la rue. Le père lui avait dit : cette barre est fragile, ne te penche pas autant. Il avait dit un autre jour : ces barres de vieux bois, ça se brise comme du verre, sans crier gare. Le buste penché au-dehors, le bas du corps au-dedans, la pointe du sabot touche encore le sol. La berceuse, le jour est fini, la nuit va bientôt venir. Lorsqu’elle l’a vu en bas, elle a tellement voulu le rejoindre, elle ne voulait pas tomber, elle voulait seulement le rejoindre, le serrer encore une fois très vite avant, l’avoir tout près, le voir, le suivre, suivre ses pas, savoir où ils le menaient loin d’elle. La barre de bois appuie sur le diaphragme, le sang monte à la tête, un ange à l’envers. Bientôt, la porte va s’ouvrir et frôler le ciel, va s’ouvrir et frôler le ciel blanc. C’est l’hiver qui me prend. La main, la main, la MAIN, la MAIN

  A VENDRE au 4ème étage, 4 pièces clair avec balcon. La sortie passe par la porte. Pourquoi n’y-a-t-il personne qui emprunte ce moyen? Exit Confucius.

 

  Elma n’aimait pas les vacances, le sentiment qu’elle avait de sortir d’elle-même, de s’éloigner d’elle-même, de disparaître, de devenir à soi une inconnue, la rendait désagréable avec ses proches. Elle arrêtait d’écrire pendant ces jours-là, seulement parfois quelques mots en hâte pour retenir le fil. Elle en devenait étrangère et farouche, vindicative. Les vacances la mettaient hors d’elle.

  Au retour, quand Elma retrouvait Paris, elle gardait encore en elle la trace de l’absence comme le corps prend le pli du drap. Elle vivait dans une présence décolorée, comme si le soleil l’avait pâlie, laissant son ombre sur le rivage, elle ne sentait plus son corps, oubliait d’avoir faim, d’avoir soif, elle restait perdue à elle-même. Il lui fallait alors faire le chemin inverse pour retrouver la disparue, partir à la recherche d’elle-même, pour enfin réapparaître à son devenir, y consentir. Cela lui demandait toujours un grand effort, les sueurs d’hypoglycémie la figeaient assise le regard rentré, occupée à lisser une goutte sur sa paupière avant qu’elle ne noie l’iris. Préserver le regard de la brume intime, laisser l’acuité revenir. Passer son temps à alléger le poids des jours, à le rendre insensible, à tuer le temps, c’est-à-dire à échapper à l’ennui. Le temps des vacances, comme un temps sans résonnance, un temps mat, sourd, qui me laisse muette au monde, aux autres, chagrine.

 

(quelque chose comme la fin)

 

  L’écrivain dit : Nous (en) sommes arrivés là. Il faut se détacher d’Elma comme doucement on enlève un enfant sauf des bras de, à la mer morte. Il faut maintenant qu’Elma vacille et meurt. L’air  s’épuise, tout a été inventé, la mer s’est retirée et ne réapparaîtra plus. Elma peut partir tranquille. Il me faut enfin la connaître en allée.

  Une voix dit : laisse-la tomber, fais-la tomber.

  L’écrivain dit : j’ai résisté. Je l’ai retenue longtemps dans le lit, lui soufflant des rêves infinis, la tournant, retournant dans la tiédeur des draps. Puis je l’ai vue mon Elma tombée, à l’angle de la rue La Feuillade et de la rue des Petits-Pères et j’ai enfin pu raconter l’histoire de mon Elma en allée, détachée de moi pour qu’elle ne m’emporte pas dans sa nuit, vraiment, ça, j’ai dû m’y préparer, trouver la force, muscler mon corps pour la mettre à bas, pour ne pas la suivre dans sa chute, ma trébuchée.

  Je sens bien que le sang coulera encore longtemps, épais et abondant, comme les lochies de l’enfantement, les veines ouvertes. Le ventre a encore à dire, à donner, à livrer passage à tout ce sang retenu longtemps au-dedans de soi, le sang des vivants après avoir poussé tous les morts au dehors, le sang de ma vie peut enfin se faire un lit où couler.  Il fallait qu’Elma quitte ma vie, mon corps pour que l’âme enfin libre je puisse me réjouir du fruit des jours à venir. Elma comme le fruit séché qui ne tombe pas, qui tient bon. Je lui ai fait un lit de ses pages, maintenant elle est tranquille, l’enfant tranquille, elle, peut se reposer. Elle n’avait déjà plus la force de résister, il n’a même pas été nécessaire de faire céder la barre de bois séché, elle est tombée comme on fait un soleil, un tour sur elle-même avant d’arriver en bas. Il a suffi d’un geste. J’ai terminé d’être une enfant, la mère m’avait confié sa garde, j’ai lâché sa main. Je l’ai fait se lever du lit, elle a cru entendre Jonas en bas, elle a ouvert la fenêtre, je l’ai fait ouvrir la fenêtre, elle s’est penchée, je l’ai fait se pencher un peu trop et se précipiter dans la nuit, c’est tout. (fin)

  Elma, mon enfant, ma double, ma doublée, mon unique, ma familière, je me sauve en te perdant, il le fallait.

  Elma ma survivante, mon invisible -mais présente- J’ai écrit ton corps tari pour que dure l’illusion de ta réalité. Je devais te laisser t’abîmer de l’autre côté du monde, pour continuer mon chemin dans ce monde-ci.

  L’écrivain dit : tu peux seulement faire semblant. Mon Elma aux yeux d’eaux troubles qui court, c’est le moment de faire semblant de mourir. Elma fait semblant, semblant d’être morte, comme l’enfant sage qu’elle fut, elle n’a pas bougé, mon Elma aux yeux d’eau trouble qui court, mon Elma aux yeux perdus.

  Elma, on ne peut dire que ce qui est déjà advenu, mon Elma inachevée, bras et jambes arrêtés, tu as trempé longtemps dans l’imparfait de mes jours, de tes jours infinis, mon Elma inventée, suspendue, envolée. Elle qui jamais n’a existé n’en finira plus d’errer. Seuls parlent les vivants, les morts se taisent. Ils se taisent, mais au cœur de leur silence quelque chose demeure, qu’il faudrait appeler le sentiment mélancolique de l’immortalité. Ni larmes, ni adieux. Ils ont cru que ton cœur s’était arrêté, mais c’est le mien

 

 

 

 

 

                                                                    Paris, 20 janvier 2005

 

© Fabienne Simon de la Faîte